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21/02/2013

Est-ce que l’on chante encore de nos jours ?

Imaginez un repas de famille entre la fin des années 50 et celle de la décade suivante, j’avais alors en gros, une dizaine d’années. En ce temps-là, on savait ce que manger voulait dire, les plats se succédaient et le repas s’éternisait. Le grand-père n’avait pas laissé sa part au chien, son coup de fourchette était à la hauteur de l’évènement et des autres convives. Ma mère avait vu grand comme d’habitude ou du moins prévu largement assez pour tout le monde. Arrivé au moment du fromage, un léger flottement général confirma que les estomacs étaient pleins et satisfaits mais que le dessert serait accueilli avec toute l’attention qu’il méritait.

Ma mère débarrassait la table des assiettes et plats, redonnant un air propre à la nappe d’un coup de ramasse-miettes, tandis que mon père par un habile tour de passe-passe échangeait les bouteilles vides contre des pleines d’une autre couleur. Le service à dessert, petites assiettes et couverts assortis, prenait place devant nos estomacs objectivement repus.     

C’est aussi durant ce laps de temps suspendu, alors que les conversations excitées retombaient d’un cran, que parvenait à nos oreilles le terrible tapotement des doigts sur la table ou sur l’accoudoir du fauteuil. Signal magique pour l’un, tragique pour d’autres, indiquant que nous allions entrer au cœur de l’affaire. Ces petits coups répétés accompagnaient les fredonnements de mon grand-père et annonçaient à toute la famille, que l’homme-orchestre préparait son entrée, s’échauffant lentement les cordes vocales avant son numéro, les yeux mi-clos.

En général, à ce moment, ma mère – sa fille - s’ingéniait tout en haussant le ton, à démarrer des conversations sans intérêt mais qui auraient mobilisé l’attention de tous et dévié l’aïeul de son projet funeste. Inutile de vous dire que la manœuvre ne réussit jamais, au mieux elle reportait de quelques minutes les vocalises, mais jamais plus. Contre mauvaise fortune, bon cœur, chacun comprenant qu’on n’y échapperait pas, adoptait une attitude inverse à savoir encourager l’artiste, tablant sur le fait que plus vite ça commencerait, plus vite ça se terminerait. En tous cas, tous l’espérait.

Le pépé, encouragé par la foule et se voyant désiré, se lâchait. Après quelques fausses modesties, « je suis légèrement enroué » ou « j’ai été en meilleure forme », suivies de raclements de gorge bien gras, enfourchait son cheval de bataille. Son répertoire de base s’appuyait sur André Dassary ou des « Ave Maria» de Gounod et Schubert, avant que plus tard, le modernisme aidant, Georgette Lemaire et Mireille Mathieu ne prennent la tête de son hit-parade personnel. A cette époque, Georgette et Mireille se tirait la bourre sur le même créneau et le grand-père aimait se lancer dans des discussions sans fin sur les mérites comparés de l’une et de l’autre, sachant que toutes deux se trimballaient le fantôme intouchable d’Edith Piaf au-dessus de leurs têtes. Cette opposition entre les deux chanteuses m’émerveillait autant qu’elle ne m’intéressait pas ! J'avais mon propre dilemme, un débat Beatles/Rolling Stones issu du même tonneau, occupait mes pensées.

Revenons à notre tablée. Le gâteau est servi, de grosses parts pleines de crème Chantilly avec des cerises au marasquin, mais le pépé n’en a cure pour le moment. Cramponné à ses accoudoirs, ils s’est embarqué dans une montée chromatique traitresse dont il va avoir du mal à se dépêtrer, les cordes vocales saillantes lui tendent le gosier comme peau de tambour, rouge comme une tomate il s’égosille avant de retrouver des tonalités plus familières à sa portée. Délaissant notre dessert, nous applaudissons à tout rompre le ténor. Pris comme des signes d’encouragement, ces politesses convenues remettent le vocaliste sur ses rails et dès lors, tel un juke-box en folie, les succès s’enchaîneront les uns après les autres épuisant Lemaire et Mathieu pour s’attaquer à Ivan Rebroff et tant d’autres qui ne demandaient rien à personne.     

Les conversations des parents ont repris, le fond sonore faiblit lentement, le répertoire s’épuise, les vocaux redeviennent des fredonnements rythmés par le battement mou de la main sur la table. Pépé s’essuie la commissure des lèvres, l’effort l’a fait souffler et baver un peu, il s’enferme un peu dans ses rêves d’espoirs de jeunesse déçus et d’opéra perdu…