10/05/2008
Après la fin
La lecture récente du bouquin de Cormac McCarthy La Route dont je vous ai parlé il y a peu m’a rappelé une courte nouvelle que j’avais écrite il y a quelques années, en janvier 2006. Bien entendu il n’y a aucune comparaison possible – je reste lucide – mais quelque part nous sommes dans les mêmes décors et situations. Je ne vous en dis pas plus, je vous laisse juger …
Un soleil rouge brille dans le ciel noir, un silence pesant écrase la plaine sans vie, tout paraît mort et figé pour l’éternité, aucun souffle de vent, rien, rien pour toujours.
Bruno chemine péniblement, la sueur coule dans son cou, sa chemise colle à son dos. Il doit faire 35° et c’est agréable après les 50° de la semaine passée. Depuis dix jours, Bruno marche seul, sans jamais rencontrer âme qui vive. Parfois une masse sombre et calcinée étendue au bord de la route ou gisante au milieu d’un champ lui rappelle que la vie existait dans cette région. Cadavres de chiens ou d’hommes quelle différence ? Un souvenir remonte à son esprit, ses vieux livres de classe avec des photographies de Pompéi. Un passé tragique et accidentel, une curiosité pour une émission de télévision comme « Incroyable mais vrai ». Et maintenant qui verra les photos de ce présent bien réel ?
Flash back. Les années soixante-dix sont riches en marches pacifiques des anti-nucléaires à Stuttgart, Washington ou Rotterdam. La presse ironise sur ces milliers d’arriérés mentaux qui refusent le progrès. Les leaders politiques de droite les accusent d’inconscience au mieux, de faire le jeu de Moscou au pire. Aux Etats-Unis, au cours de ces années l’alerte rouge est déclanchées plusieurs fois. Erreur de l’ordinateur ! Les bombardiers atomiques sont rattrapés de justesse alors qu’ils sont déjà en vol vers leurs cibles. Dans le sud-est Asiatique la guerre s’éternise depuis une trentaine d’années, le Moyen-Orient est en guerre. Derrière les petites nations qui s’étripent, les super-puissances poussent leurs pions, petit à petit. En Afrique, des gouvernements sont renversés, un tyran remplace un dictateur et Cuba pousse à la roue. Le pantin Libyen tire les ficelles, lui-même manipulé par … L’Amérique latine est elle aussi le théâtre de dictatures militaires. CIA, tortures, multinationales, seuil de pauvreté intolérable, cocaïne, l’alphabet du malheur. Notre Europe n’échappe pas à ces calamités. Traumatisme des deux guerres mondiales, terrorisme, bande à Baader, Brigades Rouges, théorie du P38, scandale de la loge P2, IRA, ETA les sigles et acronymes de la mort. Le cul entre deux chaises, une chaise pour l’Aigle et l’autre pour l’Ours. Berlin, microcosme.
Paris, un bistrot. « Avec toutes leurs conneries de guerre et de bombes y vont tout faire sauter, ces cons-là ! » « Allons Marcel, t’énerve pas ! Patron, remet nous une tournée ! »
Bruno boirait volontiers un verre lui aussi. C’est si ancien tout cela. Dix jours seulement, mais une autre époque déjà. Une page est tournée, la dernière qui sait ?
La guerre atomique a tout ravagé. Tout le monde l’attendait et pourtant tout le monde a été surpris par sa rapidité. Une erreur peut-être, qui pourra le raconter ? Des missiles qui quittent leurs silos, petits points lumineux qui affolent les contrôleurs des écrans radars. Alerte déclanchée et le président n’a que quelques minutes pour envisager la riposte. « Les salauds, ils ont osé ! ». Contre-attaque immédiate, les ordinateurs crachent des listings de données, des sirènes hurlent dans des couloirs souterrains, des bombardiers décollent, bourrés jusqu’à la gueule de mort. Téléphone rouge, Maison Blanche, peur bleue. Les derniers crachotements des radios et des télévisions. « La côte Est des Etats-Unis rayée de la carte. New York, Washington, Philadelphie rasées. La zone comprise entre Ottawa, Cincinnati, Atlanta et l’océan Atlantique n’est plus qu’une plaine calcinée. La situation est la même en URSS, tout est anéanti depuis la frontière Polonaise jusqu’à Moscou, Leningrad et Kharkov. Partout la guerre fait rage. Des missiles mal ajustés sont tombés sur Paris, Milan, Budapest ou Hambourg. Les Européens indirectement impliqués dans le conflit, ripostent comme ils peuvent. Les populations civiles n’ont même pas le temps de fuir. Nous apprenons à l‘instant que la bombe, et non le missile comme annoncé prématurément, tombée sur Paris, a tout détruit jusqu’à Orléans et Douai. Les sous-marins nucléaires éparpillés dans les océans arrosent de missiles mer-terre toutes les positions ennemies…. Crrrr ! …. Bzzzz ! » La liaison s’interrompt soudainement dans un crachotement confus.
Le conflit n’avait duré que trois jours, la terre entière avait tremblé, puis tout s’était tu. Le souffle des explosions avait anéanti les bâtiments, la chaleur et les radiations décimé toute vie.
Au loin une ville. Ou du moins ce qu’il en reste, pans de murs idiots qui se dressent au milieu des gravats, fumées s’échappant de ruines noircies. Berlin en 1945, Beyrouth en 1982, cette ville en cette fin des années quatre-vingt dix, mêmes images de désolation vues mille fois à la télévision.
Bruno s’approche lentement et s’immobilise face aux décombres. Toujours ce silence impressionnant. Il essuie son front trempé de sueur et avale une gorgée d’eau de la gourde qu’il conserve précieusement et dont le niveau qui baisse lui rappelle douloureusement que la vie est faite d’eau. L’odeur forte de la mort n’irrite plus ses narines, l’habitude maintenant. Le rescapé s’avance à travers ce qui subsiste de rues. Des cadavres sans forme jonchent les trottoirs, tout est mort sans exception aucune. Ni chiens errants, ni blessés qui geignent dans les décombres. Les rats eux-mêmes ont disparu, signe que rien n’est plus comme avant et que cette guerre était la dernière.
Bruno s’étonne encore d’être en vie. Perplexité sans joie car il sait qu’il est condamné à brève échéance. Les radiations l’ont touché, tout ce qu’il boit, tout ce qu’il mange est contaminé par la radioactivité ambiante. Désormais Bruno n’a plus qu’un seul espoir c’est de trouver un autre survivant, pouvoir lui parler, lui crier son dégoût de l’humanité, vider son sac une dernière fois et mourir, soulagé enfin. Même un chien lui suffirait comme interlocuteur, l’essentiel étant qu’il soit vivant. A cette évocation sa gorge se noue, les sanglots n’en voulant pas sortir. Il tombe à genoux, à bout de nerfs et d’épuisement. Tout d’un coup les larmes lui viennent aux yeux, la boule dans sa gorge explose et il sanglote en longs hoquets.
Plus tard, libéré de cette tension qui s’était accumulée depuis de nombreux jours, il reprendra sa route car la vie est aussi espoir, scandant ce mantra « Je suis vivant ! Je suis vivant ! ».
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