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06/03/2013

La vieille aux trophées

C’est un petit village de la Balagne, un village en corniche au nord de la Tartagine qui coule en contrebas. J’en ai dit déjà beaucoup, je ne peux pas préciser plus, vous savez comme sont les Corses. L’omerta, tout ça, vous m’avez compris…

Par commodité, son nom est trop complexe, et par sécurité, pour elle comme pour moi, je la désignerai sous le terme de « la vieille ». Un mot passe-partout qui pourrait s’appliquer à toutes les femmes du village ou presque. Pas bien grande, vêtue d’une jupe noire et d’un fichu assorti, seul son chemisier rouge trahit la femme qui ne veut pas s’avouer vaincue par les années qui passent. Elle ne parle pas beaucoup mais même quand elle ouvre sa bouche édentée, on a du mal à la comprendre quand on n’est pas d’ici. Langue Corse mâtinée d’un patois local, je n’ai rien pu en tirer.

« La vieille elle parle, mais pas à toi ! » m’a expliqué Fanfan, le patron du minuscule bar de la place Paoli. Nous étions seuls dans l’ombre fraîche de sa taverne, dehors le soleil donnait comme il sait le faire ici, franc et généreux, aucun bruit alentour si ce n’est le zonzon d’une paire de mouches s’escrimant à vouloir sortir par la fenêtre condamnée. Volets fermés et portes closes, la vie semblait suspendue dans le village. « Dommage pour toi, car elle en aurait à raconter » et à mon plus grand étonnement, Fanfan m’a déballé toute l’histoire. En tout cas la version que son père lui en avait donnée.

Tout cela remontait à près de cinquante ans, à cette époque la vieille était jeune, elle était même l’une des plus jolies filles du village. Toute la semaine elle gardait les chèvres plus haut dans la montagne, vers le col de San Colombano. On ne la voyait pas beaucoup, mais le dimanche à la messe, tous les gars du village n’avaient d’yeux que pour elle tant elle rayonnait de santé et de beauté simple mais naturelle. Les femmes donnaient des coups de coude à leurs époux pour qu’ils se replongent dans leur missel et les noires bigotes fulminaient en baisant leur chapelet. Les plaintes avaient beau remonter au curé, le pauvre n’y pouvait pas grand-chose et tâchait de calmer ses paroissiennes comme il le pouvait.

Ce qui effrayait le plus les commères, c’est que la mignonne n’avait pour ainsi dire pas de famille, une situation atypique dans le coin. Libre, elle était un danger permanent. Son père était décédé quand elle avait une dizaine d’année, embroché par un cochon sauvage au cours d’une partie de chasse et sa mère devenue veuve, élevait seule sa fille. D’étranges histoires étaient colportées sur sa parentèle inconnue mais jamais nul ne sût ce qui était vrai ou ce qui était faux et d’ailleurs tout cela ne ferait que compliquer notre affaire. 

Ce qui devait arriver, arriva. Aujourd’hui on n’accepterait plus ce genre de raisonnement, mais je vous parle d’un temps déjà ancien. Un gars du village tenta sa chance, poursuivant la belle de ses assiduités dans sa solitude peuplée de chèvres. Du jour au lendemain, il disparut sans qu’on n’en retrouve trace nulle part. Quelques mois plus tard, quand l’un de ses copains s’évapora de la même façon, il fallût bien avertir les gendarmes. L’enquête difficile, amena les uniformes à interroger la mignonne et sa mère, mais rien ne permettait de relier la jeune fille et les disparitions. D’ailleurs, il n’y avait pas de corps non plus.

Au village, les langues s’activèrent bon train, chacun avait son opinion ou sa théorie, mais toutes en revenaient à la demoiselle et à sa mère. D’anciennes légendes se mêlèrent aux ragots, mystère et sorcières se mirent à rimer, bref vous voyez où nous en étions arrivés. Du coup, les jeunes gars se tinrent à distance de la gardienne de chèvres et les dimanches à la messe plus personne ne perdait le fil de la cérémonie, les yeux rivés sur l’autel et le curé.

La vie, la mort, firent leurs œuvres, la jeunette devint vieille et sans jamais s’être mariée, se retrouva seule dans la petite maison de ses parents décédés. On dit, mais vous savez comme vont les langues dans les petits villages quand elles se décident à parler, que la vieille aurait conservé un souvenir de ses deux amants disparus…   

« Voilà monsieur, tout ce qu’on peut dire sur la vieille. Je vous en remets un ? »   

 

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07:00 Publié dans Nouvelles | Tags : corse, vieille | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | | |