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09/03/2012

Le monde de Christina

La journée s’annonçait banale quand Christina quitta sa maison au volant de sa voiture. Banale si on se référait aux conditions météo, à l’état de la circulation sur le large boulevard circulaire qui l’éloignait du centre ville. Une journée très exceptionnelle en vérité, puisque Christina abandonnait définitivement le domicile conjugal, selon la terminologie communément admise.

Dans l’énorme coffre de sa Chrysler, sa toute petite valise résumait une vie toute entière, quelques vêtements et deux ou trois objets personnels ; un maigre bagage fait pour une courte absence, en fait un baluchon léger pour un long voyage sans retour. L’idée avait dû germer lentement au fond d’elle sans qu’elle en prenne conscience jusqu’à ces derniers jours. Avant-hier pour être précis.

En se réveillant à ses côtés ce matin-là, le voyant endormi profondément, masse grasse sans attraits particuliers, elle réalisa qu’elle avait retrouvéla vue. Commentavait-elle pu le supporter durant toutes ces années. Aveuglée par le train-train quotidien, les convenances sociales et son boulot de serveuse dans un bar du centre ville, elle vivait comme une bête sans projets pour l’avenir, se contentant comme seul horizon de journées vécues l’une après l’autre, du mieux possible. Leur mariage avait été une erreur, ils le savaient tous deux, et si l’indifférence était devenue leur lot quotidien, c’était aussi pensaient-ils leur seul moyen pour ne pas se faire souffrir, car malgré tout ils ne s’en voulaient pas l’un envers l’autre, tacitement ils convenaient que les torts étaient partagés.

Ce matin-là pourtant, en ouvrant les yeux au propre comme au figuré, sa résolution fut prise instantanément. En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, elle avait rempli sa petite valise, enfilé une robe et démarré la Chrysler. Elle partait rapidement mais sans hâte non plus, l’esprit calme et tranquille, certaine de la justesse de sa décision. Aucun plan n’était encore dressé, elle roulait en respectant les panneaux indicateurs de vitesse, ne s’appliquant qu’à déserter cette ville comme on cherche à oublier un cauchemar. Instinctivement elle roulait vers l’ouest, mais sans but précis si ce n’est celui d’être au milieu de vastes espaces. Les longues plaines peuvent être d’un ennui mortel pour certains conducteurs, pour d’autres comme Christina elles sont la garantie de liberté et de légèreté retrouvées.

La radio était éteinte, la voiture filait sur l’asphalte, presque solitaire au milieu de cette longue route droite et paraissant sans fin. Les heures passaient, la conduite quasi automatique de la grosse voiture et les pensées de la conductrice la plongeaient lentement dans une douce léthargie. Ceci explique peut-être cela, on ne le saura jamais, alors que la nuit tombait à cette heure où chiens et loups ne font qu’un, la Chrysler fît une embardée et Christina se retrouva éjectée de son véhicule, dans un fossé.  

Sur cette route déserte en plein jour, il ne fallait pas compter sur une aide quelconque en pleine nuit. Au petit matin, Christina s’éveilla frissonnante les vêtements humides de rosée. Reprenant ses esprits elle constata qu’outre ecchymoses et courbatures, elle s’était fracturé une jambe. La carcasse de l’automobile gisait sur le dos non loin d’elle, immobile et silencieuse comme une présence mauvaise.

Le monde de Christina s’effondra, la griserie de liberté d’hier s’était évaporée, pour un peu elle aurait regretté d’être partie de chez elle. Il fallait qu’elle réagisse pourtant. En se traînant hors du fossé, elle n’apercevait que le ruban de macadam qui partageait en deux un univers de terres sauvages. Peut-être qu’en se hissant un peu plus haut sur le bord de ce fossé le paysage offrirait un espoir.

Sa jambe commençait à la lancer, ramper dans les herbes pour s’extirper définitivement du fossé n’était pas aisé mais restait son dernier atout. Après de longues minutes qui valaient des heures, Christina parvint à ses fins non sans souffrances. Au loin sur une légère colline s’élevait une vieille bâtisse à étages qu’on aurait dite abandonnée, mais en la fixant plus attentivement elle remarqua une enseigne lumineuse, un peu miteuse, qui clignotait encore en ce début de matinée. « Bates Motel » annonçait le néon. Christina fronça les sourcils malgré elle, son sauveteur n’était pas si loin, pourtant le nom de ce motel lui rappelait quelque chose d’inquiétant, mais quoi ?       

 

120309 Le monde de Chritina.jpg 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Andrew Wyeth  Le Monde de Christina (1948) – Détrempe sur plâtre 81,9 x 121,3 cm – MOMA New York

07:02 Publié dans Nouvelles | Tags : nouvelles | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | | |