19/02/2007
Sans peur ni émotion
Je suis né, il y a dix-neuf ans, dans un petit village pyrénéen où mon père était le boulanger dont ma mère tenait la boutique. Mes parents me voyaient bien reprendre l’affaire mais très tôt j’avais eu une autre ambition pour me sortir de ce pétrin et à laquelle je me tins jusqu’à ce jour. C’est pourquoi je suis là, en ce dimanche d’août, dans ma chambre de l’hôtel Regina à Dax, à contempler le cours maigrelet de l’Adour qui file vers l’océan.
J’ai déjà enfilé la chemise blanche brodée à jabot et je noue délicatement la panoleta, ma fine cravate en soie rouge écarlate. Les fenêtres sont grandes ouvertes et les clameurs de la foule qui parcourt les rues me parviennent confusément ainsi que les odeurs de grillades et de feu de bois. Je bois une gorgée d’eau fraîche. Je dois maintenant me glisser dans la taleguilla, ma culotte moulante à l’extrême et resserrée aux genoux ; ça rentre tout juste et mon intimité trouve péniblement sa place, le long de ma cuisse. La lisière entre la chemise et la culotte est masquée par la faja, une ceinture de soie que j’ai assortie à la couleur de ma cravate. Je fais quelques pas sur la moquette épaisse de la chambre, virevolte devant la psyché.
Je suis né en Andalousie, dans une ganaderia dont les propriétaires descendent du célèbre comte de Vistahermosa. C’est ici que j’ai fait mes classes, mais maintenant que j’ai plus de quatre ans, je ne suis plus un novillo et mon heure de gloire approche. Ma mère m’a déjà tout expliqué, je connais mon rôle, je sais ce qu’on attend de moi et j’ai hâte de prouver ma valeur, de montrer ce dont je suis capable et pourquoi pas, d’entrer dans l’histoire aux côtés des Almendrito, Gordito ou autre Azuleio.
Pour l’heure, je vaque à mes affaires, parcourant ce champ plombé par le soleil, l’œil aux aguets, frappant le sol de terre du talon, indifférent aux mouches et aux taons qui seuls osent m’approcher. Je sais que c’est demain que nous partons, moi et quelques autres, pour une ville française dont je n’ai pas compris le nom. Qu’importe la ville pourvu qu’on ait l’ivresse.
Ca y est, nous sommes arrivés, nous descendons non sans mal des camions dans lesquels nous avons voyagé de nuit pour qu’il fasse plus frais. Nous avons des logements individuels pour éviter les bagarres, car un rien suffit à nous mettre en pétard ; un regard torve, un soufflement de naseaux trop accentué et nos gonades au bord de l’explosion nous pousseraient à des combats prématurés. Nos accompagnateurs veillent et n’hésitent pas à nous passer au jet d’eau s’ils sentent que la tension monte inconsidérément.
On frappe à ma porte deux coups discrets « Es-tu bientôt prêt ? ». Je ne réponds pas, à peine un grognement pour qu’on sache que j’ai entendu l’appel. Je reste concentré. Mes vêtements sont parfaitement alignés sur le grand lit et j’y puise une paire de bas blancs immaculés en coton sur laquelle j’enfilerai une seconde paire, de soie rose. Le rituel se poursuit et chaque pièce trouve sa place méthodiquement, avec beaucoup de soin et de respect. D’un étui de peau de chamois très souple doublé de coton velouté je sors mes zapatillas que j’inspecte longuement à la lumière du balcon. Les escarpins sans talons sont parfaitement astiqués et la semelle antidérapante n’a pas un accroc. Comme pour une ballerine, il s’agit d’un élément essentiel de mon costume, mes appuis et mes dérapages en dépendent. J’arpente l’appartement de long en large, forçant la cambrure du pied, exagérant celle des hanches ; je dois être parfaitement à mon aise dans le vêtement qui, pourtant, me colle à la peau.
On vient nous voir, des officiels très certainement car nous sommes tenus au secret jusqu’à l’heure fatidique. Ils nous scrutent, nous évaluent, prennent des notes et repartent en chuchotant. Hier soir, un jeunot est venu, s’est arrêté longuement et m’a fixé droit dans les yeux. Je n’ai senti ni peur, ni émotion, comme si je n’étais qu’un bœuf ! Je m’ébroue lourdement entre les murs de planches de ma chambre, les chambranles vibrent sous la poussée, je sens comme une odeur de début de panique à l’extérieur. Je ne suis pas mécontent de moi.
Les clameurs qui montaient de la rue comme une vague mal contenue, semblent maintenant avoir trouvé un but. J’aperçois par le moucharabieh la foule qui n’est plus qu’un long serpent joyeux, blanc et rouge, suivre le cours de l’Adour, vers le parc ombragé où la fête tend à son apogée au son des bandas. Je pense à ma mère très rapidement et mes yeux se noient d’eau. A nouveau les coups sur la porte qui cette fois s’ouvre lentement sans attendre ma réponse. « Je suis prêt ». Sur le valet de nuit attend le dernier élément de mon uniforme, la pièce ultime et sublime qui donnera toute la noblesse à mon habit de lumières, la chaquetilla, une courte veste en soie, brodée à l’excès de fil d’or et d’argent pour laquelle je me suis endetté à l’extrême. D’un mouvement souple des épaules, je passe la veste et l’ajuste en tirant de deux doigts fermes vers le bas, les revers renforcés. Un dernier long regard scrutateur dans la glace pour admirer l’allure générale et élégante, personne ne croirait que mon costume avoisine les dix kilos ; un coup d’œil furtif à l’encadrement d’une image bénie de la Vierge que j’ai posée au chevet de mon lit quand j’ai pris possession de la chambre. Je n’oublie pas la montera, ma toque de fil de soie noire tressée, que j’emporte sous mon bras et je suis les hommes venus me chercher à travers les couloirs du palace.
J’entends au loin comme un grondement qui enfle, une foule qui s’impatiente, des applaudissements. Des pas approchent, des barres de métal libèrent la porte qui s’ouvre à la volée, on me pique le cul pour me faire sortir, comme si ce n’était pas mon intention. Je m’élance lourdement dans un corridor de sable et de paille, devant moi la liberté, l’ultime porche et je jaillis dans l’arène écrasée de soleil.
Après un court instant de stupeur, subitement je prends conscience des gradins combles, des couleurs vives des drapeaux qui s’agitent aux mâts, des trompettes qui résonnent et des hourrahs des spectateurs ; tout m’énerve déjà, je sens que je ne vais pas tarder à exploser. Je laboure le sol deux ou trois fois, puis apercevant trois silhouettes frêles vêtues de tenues chamarrées qui s’avancent prudemment vers moi en agitant devant elles des capes multicolores et ridicules, je m’élance et mes cinq cents kilos de muscles prennent pour cible l’homme à droite qui me regarde sans peur ni émotion.
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Commentaires
En me levant, juste après le petit-déj., je lis le Corbeau et cela me met en forme pour la journée.
Longue vie...
Écrit par : Marie-Christine | 08/03/2007
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