19/04/2007
Paolini
Les voiliers rentraient au port laissant derrière eux un sillage d’écume blanche, trace fugace de leur passage, les voiles multicolores gonflées de vent semblaient raser les vagues, signe que les navires étaient à la peine pour rejoindre le bercail. Assis sur un banc de la citadelle, à l’ombre d’un figuier de Barbarie, le vieux Paolini contemplait le spectacle avec intérêt et nostalgie. La baie de Calvi était toujours aussi belle à cette heure du jour finissant mais lui n’avait plus ses jambes d’autrefois et le souvenir de ses escapades de jeunesse lui revenant par éclairs successifs était un plaisir et une souffrance mélangés.
Accoudée à la fenêtre de sa cuisine, Paloma « la gitane », comme on la nommait dans le quartier, regardait sans le voir un cabot pelé qui fouillait les poubelles entassées dans la cour de l’immeuble. Les détritus répandus sur le pavé attiraient toute une faune qu’on n’eut jamais imaginée si les combats dont ils étaient l’enjeu n’étaient prétextes à des cavalcades bruyantes, des bruits métalliques de poubelles renversées, des cris de douleurs ou des grognements de plaisir. Les chiens galeux et les chats pelés, les rats prospères et les souris rongeuses, les oiseaux de toutes sortes, des cochons parfois, un renard souvent la nuit, étaient les clients les plus assidus de cette soupe populaire.
Le quartier n’avait jamais eu son heure de gloire, ou du moins aucun vivant n’en avait le souvenir, mais chaque jour qui passait en faisait une zone de plus en plus insalubre dont même les services sociaux n’espéraient plus aucune réhabilitation. Parfois lors des réunions du conseil municipal, un élu tentait d’aborder la question par de prudentes périphrases qui restaient au mieux en suspens, au pire déclenchaient un début de polémique qui s’éteignait bien vite par un accord tacite entre l’opposition et la mairie. D’ailleurs, évoquer un quartier quand on se référait à cette zone misérable était un bien grand mot puisqu’il ne s’agissait en fait que d’un immeuble bas de quelques étages qui semblait se tasser sur lui-même avec l’âge, comme un vieillard. Situé à l’extrémité d’une ruelle sans issue il surplombait la décharge publique qui se vautrait au pied du promontoire dont il était le phare. Nul promoteur immobilier n’en avait imaginé pouvoir tirer parti et nul locataire éventuel n’aurait désiré y louer un clapier. Ignorée et oubliée de tous, la chose végétait là comme une verrue dont on se serait passé bien volontiers mais qu’avec les années on s’était habitué à voir péricliter en espérant secrètement qu’elle disparaitrait d’elle-même, dans un dernier geste élégant et discret. « Eau et gaz à tous les étages » proclamait un carreau de faïence à peine lisible à l’entrée de l’immeuble. Rêve jamais réalisé, ex-voto cloué là dans l’espoir d’un avenir meilleur ou blague de gamin, qui pourrait le dire ? Vu l’état de la ruine, l’absence de gaz constituait une sécurité, par contre l’eau, denrée devenue rare puisqu’il fallait aller la chercher à une bouche de pompier située à l’entrée de la ruelle, n’était utilisée que pour l’essentiel dont le ménage ne faisait pas partie.
Qui pouvait habiter ces taudis immondes, quels lourds secrets poussaient ses occupants à s’en contenter, voire à s’y terrer comme de peureux garennes dans leurs tanières. Etait-ce à cela que songeait Paloma alors que d’un mouvement sec du poignet elle libérait sa cigarette d’un long cylindre de cendres grises, les répandant au vent comme des étamines de pissenlits. Ses narines frémirent quand elle évacua la fumée qui se prélassait dans ses poumons fatigués, une dernière bouffée en pinçant le filtre rosi par son rouge à lèvres puis, d’une chiquenaude habile elle expédia le lamentable mégot vers le tapis d’immondices qui nappait la ruelle puante. Remontant sur son épaule la bretelle de sa robe légère, elle rentra dans sa cuisine préparer la pitance du soir.
Clopin-clopant, Paolini redescendu de la citadelle, se hâtait lentement vers son logis, évitant les terrasses des cafés du port où les jeunes m’as-tu-vu, le portable à l’oreille et un verre à la main, préparaient activement leur soirée qu’ils espéraient chaude en lorgnant d’un œil plein de convoitise, les estivantes encore peu bronzées qui roulaient des hanches dans leurs paréos multicolores comme c’était la mode cette année là. Cette parade nuptiale qui se jouait tous les soirs ne l’intéressait plus, trop vieux, trop las. Il s’engagea dans l’impasse où le soleil ne s’aventurait jamais, slalomant entre les boites de bière cabossées abandonnées là par les gamins du coin qui venaient y boire et fumer à l’abri des regards indiscrets des passants et des parents. Il entra dans l’immeuble, les odeurs diverses autant que nauséabondes ne le choquaient plus et les plâtres écaillés ne l’alarmaient pas d’avantage, les marches de l’escalier de bois crissèrent sous l’effort, il pénétra dans l’appartement. « C’est toi ? » lança Paloma, il ne répondit pas car qui pouvait-ce être, sinon lui. Nul ne venait jamais chez eux, ni aujourd’hui ni hier. La table était dressée, les assiettes et les verres disparates, la femme apporta la soupe et le pain. Il s’assit aussitôt sans retirer son chapeau et sortant son couteau, muet compagnon d’une vie tumultueuse, de sa poche, il trancha le pain. « C’est bon ! ». Après, la Paloma alluma une cigarette et débarrassa les couverts, disparaissant dans la souillarde. Au loin, par les fenêtres ouvertes, arrivaient des bruits de télévisions et de musique, des klaxons de voitures et des voix indistinctes.
Il s’installa dans son vieux fauteuil, face au balcon, aucune pensée ne troublant le vide abyssal qui l’envahissait lentement. Il connaissait bien cette sensation qui devenait de plus en plus fréquente et qui lui tombait dessus sans crier gare. Après toutes ces années de souffrances et de remords peut-être en avait-il enfin payé le prix, peut-être que ses souvenirs ne le hanteraient plus, c’était tout ce à quoi il pouvait aspirer désormais mais c’était énorme.
08:39 Publié dans Nouvelles | Tags : Paolini, Corse, Calvi | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | | |
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