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20/11/2007

Retour de manivelle

Philippe, nous l’appellerons Filou comme ses amis le surnomment, est cheminot, bientôt vingt ans que sa vie, c’est la vie du rail. Tout petit il était tombé en arrêt devant une magnifique locomotive à vapeur exposée à la gare Montparnasse dans le cadre d’une rétrospective sur l’âge d’or du train et il s’était juré que plus grand il en serait le conducteur. Les années avaient passé, l’école n’ayant pas su le convaincre de ses bienfaits il s’était orienté vers la vie professionnelle très rapidement, oubliant aussi son rêve de jeunesse et son imagerie mythique, le grondement de la machine lancée sur les voies, les jets de vapeur et les escarbilles, la suie qui macule et s’infiltre dans tous vos vêtements, les grosses lunettes, bref Jean Gabin dans la Bête Humaine. Nous ne nous étendrons pas sur la vie de malheurs de Filou, toujours est-il que le chômage l’avait rattrapé et il ne s’en était sorti de justesse qu’en postulant en désespoir de cause, à un emploi à la SNCF. Un de ces fameux hasards de la vie comme on dit, pourtant à y regarder de plus près et si on les compilait, cette somme de hasards paraîtrait suspecte au premier enquêteur venu, qui verrait facilement derrière tout cela la main du Destin. Notre Filou se retrouvait donc au sein de la grande famille de la SNCF « Songe à Notre Chance Fiston » où des lignées de chemineaux de père en fils se relayaient dans la grande entreprise nationale. Le métier avait évolué, les locos à vapeur disparu depuis longtemps, d’ailleurs Filou n’était pas conducteur de train mais contrôleur de billets. Quant à l’image romantique des longs parcours, l’Orient Express et tout ce tralala il en avait fait son deuil, lui qui ne faisait que les lignes de banlieue autour de la gare Saint-Lazare. La vie duraille des petits. Alors parfois les petits veulent se faire entendre et ils n’avaient trouvé que la grève pour appuyer leurs revendications. Le soir aux informations télévisées diffusées par le petit poste installé dans le local syndical, avec les copains, il se délectait du pouvoir du mouvement dont il était un mince rouage mais dont la somme constituait une énorme force. Toutes ces foules de voyageurs compressées sur les quais, ballottées d’une voie à une autre, les répercussions sur la ville avec les embouteillages inhérents, les journalistes avec leurs questions finaudes « C’est fatigant de devoir se lever à 5h pour aller travailler ? » « C’est dur d’être écrasé pendant vingt minutes avant de pouvoir monter dans un wagon ? » etc. le lot quotidien des grèves dont tout le monde avait assimilé les codes. Le mouvement syndical avait duré deux semaines et s’était terminé dans un flou artistique, où chaque partie s’estimait satisfaite du résultat. Pour les « usagers » tout rentrait dans l’ordre quant à savoir quel avait été le résultat exact obtenu par d’autres en compensation de leurs souffrances à eux, bien malin qui saurait le dire tant les grilles de salaires, congés et primes étaient complexes. Entre la prime de ceci ou de cela, voire la prime pour ceux qui n’ont pas de prime … Enfin, une belle page du syndicalisme s’était écrite et Filou estima qu’elle méritait d’être fêtée. Avec les quelques gains à venir, résultat de la grève, il s’offrit un petit voyage aux Antilles. C’était son premier voyage en avion, une expédition donc. Billet en poche, valise bouclée, il se présenta à l’aéroport où régnait une agitation peu ordinaire qui le déconcerta mais comme il venait ici pour la première fois, lui sembla normale. Des foules cosmopolites se pressaient contre les guichets d’embarquement, on gesticulait dans toutes les langues, on parlait dans tous les sens, les gamins pleuraient, les mamans criaient, les papas râlaient, les haut-parleurs diffusaient des informations contradictoires. Enfin Filou parvint au guichet d’Air France où une hôtesse ravissante mais exaspérée lui expliqua que les pilotes étaient en grève depuis ce matin et ce, jusqu’à ce qu’ils aient obtenu satisfaction. Dans ces conditions tous les vols étaient annulés jusqu’à nouvel ordre et s’il voulait l’en croire, le mieux pour lui était de retourner chez lui et de se faire rembourser son billet. Abasourdi, Filou se dirigea péniblement jusqu’au RER – qui Dieu merci n’était plus en grève – et rentra chez lui. « Salauds de grévistes ! » ronchonnait Filou dans le wagon bondé qui le ramenait dans le centre de la capitale.           

 

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