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29/07/2008

Le guru

Assemblés autour de la grande table en bois pour déjeuner, tous les gogols de la secte attendaient l’arrivée de leur Grand Maître. Le murmure des discussions se répercutait en échos sous le haut plafond voûté de la salle du réfectoire où tous les habitants du château tassés sur des bancs de bois, devant leur écuelle en aluminium et la cuillère à la main se préparaient à avaler leur soupe quotidienne. 

            A douze heures pétantes la porte s’ouvrit en grinçant sur ses gonds et un homme frêle aux longs cheveux nattés, vêtu d’une cape d’un blanc immaculé, fit son entrée, précédé d’un teckel à l’air niais. Toutes les conversations se turent et les convives se levèrent respectueusement. L’homme s’approcha d’une extrémité de la table et s’installa dans un large fauteuil recouvert de velours rouge. Selon toute vraisemblance le chien s’installa sous le siège. Le Grand Maître, car c’était bien lui, leva une main ce qui déclencha une série de bruits métalliques en provenance d’une pièce voisine d’où surgirent deux chariots chargés d’une énorme marmite fumante. Deux nains poussaient ces attelages et une souillon armée d’une louche remplissait les écuelles qui n’attendaient que cela. Quand tout le monde fut servi et que les chariots disparurent par où ils étaient entrés, le silence retomba sur l’assistance qui se tenait coite.

            Le Grand Maître se leva et tendant les bras vers ses ouailles il prit la parole :

« Mes frères, le grand jour va bientôt arriver comme je vous l’ai promis depuis bien longtemps. Les signes sont là qui ne trompent pas. Le jour succède encore à la nuit, le soleil se lève toujours à l’est, mais il n’en sera bientôt plus ainsi… Prenons ce repas tous ensemble et savourons-le car c’est un des derniers. » Sur ce il se rassit et se mit à laper bruyamment son bouillon, y trempant parfois un morceau épais de pain qu’il partageait avec son chien. Remuant la queue, le chien bien sûr, manifestait son contentement. Dodelinant de la tête, les dîneurs exprimaient le même sentiment. Quand la pomme succéda à la soupe, tous comprirent que le festin touchait à sa fin. Comme le voulait le rituel, à chaque fin de repas le plus innocent de cette remarquable assemblée devait faire une courte déclaration. Cette semaine le Conseil avait élu Jeannot, Innocent Total, ce qui dans la confrérie le plaçait à part des frères lambda pour une durée d’un mois. Jeannot se leva et tous les regards se tournèrent vers lui quand il déclara  d’une petite voix tremblante « J’ai bien aimé la soupe aux lentilles ». Sur cette sentence définitive, tous se levèrent pour sortir à la queue leu leu en ânonnant un mantra digestif. Le Grand Maître resta calé au fond de son fauteuil et quand tous furent enfuis, il se fit servir une assiette de ragoût et une part de tarte aux mirabelles. Quand on est chef on a des avantages.

Franchement il n’en revenait pas, comment avait-il pu berner tous ces niais pendant aussi longtemps ? Il ne se serait pas crû capable d’une telle arnaque quand il y a maintenant dix ans, il avait monté cette petite entreprise. 

            Il menait une vie falote ; un physique ingrat, des capacités intellectuelles réduites qui le cantonnaient dans un boulot minable et donc des ressources financières en rapport avec ce travail, pas d’oncle à héritage dont il eut pu espérer, bref, si son présent était nul, son avenir s’annonçait médiocre encore plus. Il vendait au porte à porte des boites en plastique compatibles congélateur/micro-onde pour une marque bien connue mais dont il avait toujours beaucoup de mal à orthographier correctement le nom après cinq ans de ce travail pas très intéressant.

            Pourtant, durant tout ce temps, son esprit avait enregistré à son insu des tas d’informations qui commencèrent à germer lentement. Toutes ces portes qui s’entrouvraient après son coup de sonnette lui dévoilaient un monde de souffrance et de solitude où il se mouvait avec une facilité déconcertante. Ces immeubles de banlieues, ces pavillons devenus miteux alignés le long de lignes de chemin de fer ou de RER offraient un terreau fertile à son dessein encore obscure mais il pressentait que ces rencontres avec des gens simples dont la télévision était la seule ouverture sur un monde qui leur échappait totalement devaient lui permettre de construire quelque chose mais il ne savait pas encore quoi. 

            Et puis un jour, les choses se firent d’elles mêmes, les pièces du puzzle s’emboîtèrent comme par magie. Ce n’était pas réellement de sa faute, ce sont les gens qui le poussèrent, il ne faisait que répondre à leur attente. La vente de ses boîtes se faisait sur le principe déjà connu de réunions de clients potentiels chez l’un d’eux où, entre différents propos anodins, il essayait de fourguer sa marchandise. Les réunions étaient propices aux bavardages et discussions informelles ; auréolé du prestige de celui qui vient de l’extérieur, donc d’un monde actif et vivant, au milieu de ces mémères aux cheveux bleus,  jeunes mères de familles surchargées d’une marmaille épuisante, poivrots repentis vivant seuls, ex-égéries de quartier amochées par les ans et débiles légers comme on en voit régulièrement aux queues des supérettes de banlieues, il était un phare dans leur vie de misère et d’ennui. Ayant bien compris qu’il n’était pas nécessaire de déballer son argumentaire de vente, il les laissait s’exprimer et exposer leurs problèmes ou leurs craintes, à l’écoute, comme un chasseur à l’affût, il n’avait qu’ à relancer les conversations par un sourire entendu, une mimique complaisante, un geste d’encouragement. Et ses clients, ses patients, parlèrent, parlèrent…

Comme chez le psychanalyste, le trop plein de non-dit enfin expulsé les soulageait mais l’effet eut son corollaire puisque lui aussi se prit à ce petit jeu. Il se crût investi d’une mission et doté de pouvoirs exceptionnels et c’est ainsi que de fil en aiguille il se retrouva bombardé guru d’une petite troupe de laissés pour compte d’une société qui ne pouvait avancer qu’en en payant le prix, en abandonnant les plus faibles sur le bord de la route. La transition se fit lentement, les boîtes abandonnées s’empilèrent dans son salon, et il se consacra plus intensivement au « bonheur » des gens. Ce siècle vénal ne croyant qu’à l’argent, sa crédibilité devait en passer par là. Sa troupe eut d’elle-même les gestes qu’il fallait, les chèques et la monnaie jaillirent des poches, les matelas usés et tachés révélèrent des ressources qui mises l’une sur l’autre, constituèrent un petit trésor de guerre idéal pour débuter l’aventure.

Il acheta une grande demeure délabrée au fin fond du Val d’Oise et ses premiers adeptes, libres de toutes contraintes « grâce » au chômage, emménagèrent et entreprirent les travaux nécessaires à sa réhabilitation. Le bâtiment fut rebaptisé le « château » par les autochtones persifleurs et le nom adopté par les habitants qui y voyaient un hommage à leur labeur. Le travail physique, un projet commun, une vie sociale simple mais dans une communauté d’idées contribuèrent au renouveau moral de ces hommes et ces femmes et par un effet boule de neige amplifié par un bouche à oreille performant la communauté grossit à un point tel que le guru devint pape d’une cour des miracles qui n’écoutait que lui, qui ne croyait qu’en lui et ne voyait que par lui.

Des assistantes sociales mandatées par les services de l’Administration essayèrent de mettre leur nez dans ce Nouveau Monde en gestation, quelques fois des gendarmes vinrent prendre la température des lieux mais sans conviction puisque aucune plainte n’étayait leurs actions. Le maire du village s’enquit discrètement de ces nouveaux venus qui vivaient à l’écart sans qu’on ne sût réellement qu’elles étaient leurs activités. Seul le curé, dans un sermon pas piqué des hannetons, exprima son courroux contre un guru concurrent, mais les paroissiens n’y virent qu’une bataille de chapelles qui leur passait largement au-dessus du béret. Un reporter local se proposa pour un article mais son rédacteur en chef y mis le holà ! quand il fut avéré qu’il n’y aurait pas de révélations croustillantes, houris sodomisées les soirs de pleine lune, jeunes enfants pédophilisés par des notables ventrus, animaux martyrisés suppliant BB, enfin rien qui intéresse le lecteur moyen. 

Alors le temps passa, les adeptes ne cherchèrent pas à faire du prosélytisme car ils comprenaient intuitivement, que pour vivre heureux il est préférable de vivre caché. La communauté se stabilisa peu ou prou par la mécanique naturelle de la biologie humaine où les naissances compensent à peu près les décès. Les lois internes au phalanstère s’étoffèrent pour codifier et harmoniser la vie interne.

Son repas terminé le Grand Maître se retira dans ses appartements. L’aventure tirait à sa fin, il en avait assez de diriger cette bande de simplets, de plus sa santé commençait à décliner, les derniers examens qu’il avait faits dans un grand hôpital parisien, à l’insu de ses ouailles, n’étaient pas bons. La veille il avait convoqué son comptable pour faire un bilan financier et comme il le savait déjà celui-ci s’avéra désastreux. Plus tard il avait élaboré son thème astral. Natif du Lion avec plusieurs  planètes alignées sur le Soleil, son signe lunaire est Poissons, poétique et mystique, son ascendant Sagittaire, signe de l’explorateur et du voyageur. A l’heure où la planète Uranus est active dans son thème, Saturne dans le signe du Lion doit le pousser encore plus loin dans l’action.  Désormais la situation était claire et son projet final pouvait être lancé.

La cérémonie, simple et courte, eut lieu dans la cour devant tous les fidèles rassemblés. Le guru distribua lui-même l’Eau de Régénérescence que tous durent boire cul sec avec une grimace qui en dit long sur l'aspect gustatif de l’élixir. Ensuite le Grand Maître se hissa au sommet du bûcher où deux vierges le ligotèrent à un poteau totémique. Enfin Jeannot, l’Innocent Total, mis le feu aux fagots. Alors que les flammes s’élevaient vers le ciel dévorant la victime consentante, les ouailles s’effondrèrent quasi simultanément en un ballet savamment orchestré, empoisonnées à leur insu par le breuvage que le guru venait de leur distribuer.

Les gendarmes vinrent faire des relevés et des photographies pour l’enquête, le maire du village fût informé de ses développements, le curé trouva matière à une longue série de sermons où les flammes de l’Enfer décrochèrent un premier rôle et le reporter local trouva enfin à déployer ses talents quand il pût révéler à ses lecteurs que la dernière volonté du Grand Maître était de voir ses cendres conservées dans un récipient Tupperware.     

 

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