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18/01/2011

Mémoires d’un planqué

J’ai vu l’affichette en passant devant la vitrine, « Bricolex recherche des personnes pour son inventaire du 31 janvier. Veuillez vous adresser à la caisse ». L’inventaire, le mot me fait encore frémir et me rappelle le temps où j’étais dans la vie active.

Dans le Grand Magasin où je travaillais, notre inventaire général se déroulait en octobre, la troisième semaine du mois en général. Administrativement parlant, les préparatifs commençaient au milieu du printemps et les résultats comptables tombaient en fin d’années, autant dire que l’inventaire s’étalait sur neuf mois des douze qu’en comporte une année. Le comptage du magasin ne durait qu’une demi journée, le matin, ce qui fait perdre du chiffre d’affaires et obligent les équipes à hâter la cadence pour ouvrir les portes aux clients le plus vite possible.

Cette journée de comptage m’était une hantise chaque année. Imaginez compter un par un les slips ou les vis dans un rayon, les cartes postales ou les boutons de culotte dans un autre, penché ou dressé sur la pointe des pieds, à quatre pattes parfois. Toute l’entreprise se prêtait à cette corvée inévitable, employés et cadres, vendeurs et personnels administratifs, d’ailleurs les congés étaient interdits à cette date. Tout le monde y avait droit, exceptés peut-être, les handicapés physiques et les femmes enceintes sur le point de perdre les eaux. Et… moi !

Oui, tous les ans j’avais la hantise de devoir compter la camelote, mais tous les ans j’y échappais par une sorte de miracle sans cesse renouvelé. Très vite j’avais été incorporé à un petit groupe chargé de collecter les documents sur lesquels les comptages étaient notifiés. Les années passant, la technique s’améliorant et l’informatique s’en mêlant, nous avons procédé autrement et le petit groupe n’avait plus de raison d’être. C’est là que les bonnes fées qui jusqu’à aujourd’hui m’ont toujours escorté, montrèrent leurs talents. Je me suis retrouvé tout seul, « responsable » d’un bureau chargé du dispatching des personnels de comptage, c’est-à-dire qu’en fin d’inventaire, quand des rayons entiers ont terminé de compter, les gens sont réaffectés sur les secteurs qui n’en ont pas fini, et c’est là que j’intervenais pour redistribuer ces personnes en fonction de la demande.

Les dernières années, la méthodologie ayant encore fait des progrès, mon poste subsistait mais je n’avais plus rien à faire, si ce n’est de temps en temps, passer un coup de fil aux directeurs d’étage pour leur demander si tout se passait bien chez eux ! Evidemment une telle mission demande des compétences rares, il faut être capable de rester assis dans un fauteuil durant de longues heures toute une matinée, sans rien faire mais en ayant toujours l’air prêt à intervenir, la main proche du téléphone et les yeux rivés sur la liste des numéros susceptibles d’être contactés. Une mission de confiance pour une élite triée sur le volet.

Pendant que toute l’entreprise s’affairait dans le magasin comme les abeilles dans une ruche, moi seul, tout en haut de la pyramide dans un coin de rayon déserté et calme, stoïque à mon bureau j’attendais que les heures s’écoulent. J’aurais dû logiquement attendre cette journée avec impatience, pourtant chaque année je craignais que mon poste soit supprimé, que ma planque soit révélée au grand jour et qu’on m’envoie dans les sous-sols comme d’autres le furent en Sibérie. Mais non. Alors, lundi 31 janvier, soyez certains que j’irai faire un tour chez Bricolex pour les regarder à travers la vitrine compter les pinceaux et les ampoules électriques. En souriant dans ma barbe, bien entendu.             

 

Commentaires

La gloire du quincaillier

Il se lève avant ses voisins, le quincaillier. Prêt à défier chaque nouvelle journée avec une égale ardeur, il porte cravate et blouse blanche. On le respecte, on le consulte, on l'écoute. Trente-cinq ans d'immersion totale en pensées pratiques dans les rayons de son magasin où cent fois par jour il vient trôner à la caisse comme un chef qu'il est, entre rangée d'arrosoirs et piles de désherbants, ont fait de sa vie une légende. Le roi du robinet, c'est lui.

Jamais à cours de stocks, le quincaillier est prévoyant, polyvalent, et même prévenant : il ouvre la porte à ses clients, qu'ils entrent ou qu'ils sortent.

Un jour j'ai posé la question suivante au quincaillier :


- Craignez-vous la mort ?

Plein de bon sens, des diamants dans les prunelles, le quincaillier m'a répondu :

- Aucune crainte de la mort : je suis chez Assuror. J'y ai souscrit une assurance-vie en béton.

Désarmante innocence ! A moins qu'il ne se soit lui-même parfaitement conditionné, ramolli jusqu'à la moelle, voire pétrifié par sa fonction qu'il semble prendre tellement à coeur... Depuis j'ai compris la gloire du quincaillier. Une telle solennité dans la petitesse, une pareille grandeur dans l'insignifiance, une foi aussi inébranlable dans ses seaux de zinc et tuyaux de poêle confine à l'héroïsme matérialiste poussé à l'extrême. Une forme de sainteté "quincaillière". Je vois désormais sa vie comme une oeuvre d'art dédiée à la cause ménagère. En a-t-il au moins conscience ? Peu importe. Cet homme est un phénomène, une chance pour l'humanité non-pensante. Un alchimiste d'un genre nouveau. Son exploit : changer le plomb usuel étalé dans ses rayons en or destiné à son banquier.

Cet homme convaincu que la vérité est dans la clé de douze, cet être vêtu de blanc et de certitudes de ferblanterie, ce lève-tôt brillant comme le cuivre astiqué de ses casseroles savamment alignées ne craint pas la mort.

La gloire du quincaillier vous dis-je...

Raphaël Zacharie de IZARRA

Écrit par : Raphaël Zacharie de IZARRA | 07/06/2011

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