30/06/2011
Le grand baigneur
L’idée, c’était de partir en vacances quand les autres étaient au boulot, c'est-à-dire hors période scolaire et avant que le grand soleil n’encourage les déserteurs à filer à l’anglaise vers les côtes et la mer. Autant dire que la fenêtre de tir était étroite, surtout si on espérait avoir une météo néanmoins confortable.
Calendrier en main, il avait coché les jours de vacances des écoliers, les week-ends susceptibles d’offrir des ponts avantageux aux flemmards de tout poil et finalement son choix s’était réduit à une petite semaine courant avril. Pourquoi pas, même si le dicton populaire avertissait l’amateur « En avril, ne te découvre pas d’un fil ».
Inutile de préciser qu’il n’avait eu aucun problème pour trouver une chambre d’hôtel en cette période, tout juste si le patron ne lui avait pas fait une réduction pour s’assurer de sa présence quand il avait réservé. Un mois plus tard l’hôtel serait complet ou presque, un mois plus tôt il était fermé, mais il aurait fallu être vicieux pour venir à cette époque.
Les deux premiers jours il avait plu, ce qui traduit en langage local s’exprimait par cette sentence abrupte lancée par le patron tandis qu’il lui servait un grog « Quand le goéland se gratte le gland, c’est qu’il va faire mauvais temps ! Quand il se gratte le cul, c’est qu’il ne fera pas beau non plus ! ». Pour rester dans le ton, il lui avait répondu du tac au tac « Horizon pas net, reste à la buvette ! » ce qui avait assis son autorité au sein du groupe des habitués du comptoir. Pour autant il n’était pas venu jusqu’ici pour alterner grogs et verres de blanc en attendant que le temps passe, il avait d’autres projets.
Le troisième jour, le vent venu de la mer chassa les gros nuages vers l’intérieur des terres et à l’avis unanime des gars du coin dont nous avons déjà fait connaissance, on prévoyait du soleil pour demain. Il serait plus que temps car il repartait après-demain vers Paris, son solde de RTT ne pouvant lui en offrir plus. Alors quand il s’est réveillé ce matin et qu’il n’a pas entendu les crépitements de la pluie contre les vitres, il s’est levé d’un bond pour ouvrir les doubles-rideaux et à sa grande joie il a constaté que les autochtones ne s’étaient pas gourés. C’était aujourd’hui ou jamais.
Le matin il avait repéré les lieux, la meilleure place, ni trop loin du parking, ni trop près des dunes et en début d’après-midi il était venu s’installer sur la plage, déserte à perte de vue. Quelques mouettes évoluaient dans les airs, profitant des courants aériens pour se livrer à des ballets enivrants de voltigeurs émérites, tandis qu’au sol, la piétaille de quelques limicoles blasés par ces exercices ne pensaient qu’à s’en mettre plein le gosier en fouaillant le sable humide à la lisière des vagues blanches d’écume qui s’échouaient en cadence sur la plage.
Le rectangle de sa serviette posée sur le sable délimitait son territoire, son sac et ses chaussures la maintenaient au sol malgré les efforts obstinés du vent. Si le soleil brillait, il ne faisait pas très chaud, mais il était venu pour se baigner, il ne pouvait plus reculer, il ne lui restait que quelques heures à peine. Ses vêtements retirés, il se retrouva en slip de bain aussitôt. Sa peau blanche exposée à la lumière naturelle lui sembla particulièrement triste, aucun muscle avantageux pour contrebalancer cette impression désagréable, enfin il n’était pas gras et bedonnant ce qui eut été encore plus affligeant à ses propres yeux. La chair de poule sur ses bras et cuisses n’encourageait pas à poursuivre plus loin l’expérience, mais il le fallait pourtant, ne serait-ce que pour étrenner son nouveau maillot de bain.
L’achat du maillot s’était révélé une épreuve épuisante, matière, forme, couleur, le choix n’était pas aisé, puis il fallut en passer par la taille et l’essayage dans une cabine exiguë, excédé et à bout de nerfs, après de multiples essais sur les conseils d’une vendeuse plutôt désagréable dans les yeux de laquelle il lisait une ironie à peine dissimulée, il s’enfuit quasiment avec un modèle pris en désespoir de cause, ce qui explique qu’il se retrouvait cet après-midi dans ce maillot blanc ressemblant comme deux gouttes d’eau de mer à un de ses calbutes de ville dans lesquels il avait l’habitude de dissimuler ses bijoux de familles, encore qu’il ne vit pas et il s’en désolait qui aurait eu envie de s’en emparer, mais qu’heureusement ses pantalons cachaient à la vue de tous.
Il se doutait bien de son allure ridicule, mais c’était aussi la raison pour laquelle il était venu à cette époque de la saison, seul sans la menace d’yeux curieux posés sur son anatomie et le plus difficile étant accompli, pour ainsi dire nu, il n’avait qu’à s’avancer lentement vers les eaux d’un gris vert précédées de vagues d’écume blanchâtre et bruyantes qui l’intimidaient un peu.
Cézanne Le Grand Baigneur (1885-1887) - Huile sur toile 127x96,8cm - New York The Museum of Modern Art
07:00 Publié dans Nouvelles | Tags : nouvelle, baigneur, plage, cézanne | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | | |
Les commentaires sont fermés.