Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

07/11/2013

La feuille blanche

On lui avait dit, tu verras, ce prof-là il n’est pas commode. Tous les ans, il y en avait toujours de plus malins que les autres, prêts à répandre des informations plus ou moins véridiques sur nos nouveaux professeurs. Bien entendu, les plus inquiétantes étaient les plus crues, comme si ce travers masochiste ajoutant sa dose de souffrances anticipées à notre année scolaire, devait lui donner plus d’importance.

 Au fil des semaines il s’avéra que le bonhomme n’était pas aussi terrible qu’annoncé. Certes il ne fallait pas plaisanter quand il discourait et encore moins jouer au plus malin avec lui quand il nous tournait le dos, mais en somme, il faisait son boulot et il n’avait aucune raison de se laisser piétiner par une bande de petits morveux ayant abandonné leurs culottes courtes depuis peu. Une fois les règles tacitement acceptées par tous, pas obligatoirement par conviction mais toujours par pragmatisme, les cours se déroulèrent dans un calme tranchant avec l’ambiance régnant durant nos autres heures de cours.

Si la philosophie n’intéressait pas grand monde dans la classe, au moins durant cette heure hebdomadaire pouvions nous nous accorder une petite pause de calme dans ce monde de brutes. De tout ce qu’on aurait pu dire du prof, une seule chose était véridique, il avait un talent oratoire et une voix qui imposait le silence à son auditoire tout en le berçant par son rythme et sa scansion hypnotisant. Pour faire court, tant qu’il parlait tout seul, notre esprit pouvait s’évader de la pièce et se livrer à toutes les activités possibles sans que rien ne vienne troubler le bon ordre du cours magistral et quand la cloche sonnait, tout le monde, professeur comme élèves, s’estimait heureux du bon moment passé ensemble.    

Si les cours n’étaient que discours, tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais bien évidemment il fallait que ces fichus examens ou contrôles enrayent la belle mécanique. Quand entrant dans la salle de classe, nous apercevions le bureau du professeur vierge de livres ou de notes, une inquiétude palpable se propageait de pupitres en pupitres, une interro écrite nous attendait. Aussitôt confirmée par le prof se tournant vers le tableau noir pour y inscrire à la craie, le sujet de notre supplice : « Si perçante que soit votre vue, pouvez-vous voir votre calvitie ? » complété d’un très ferme, « Vous avez une heure ! »

Le festival de grimaces et roulements d’yeux incrédules aurait fait un malheur sur Youtube s’il avait existé à l’époque. Le problème avec les interros, c’est que c’était menu unique et non à la carte. On ne pouvait pas choisir son type de mort préférée.

« Si perçante que soit votre vue, pouvez-vous voir votre calvitie ? » Plus les énoncés sont courts, plus il faut les craindre car ils confirment l’adage qui veut que les questions contiennent souvent leur réponse. Et là nous étions mal. Surtout moi. A l’époque j’étais déjà myope et je n’avais pas de calvitie encore ! Imaginez mon désarroi devant ce désastre annoncé. J’avais beau me triturer les méninges, les cours peu écoutés de notre professeur ne me remettaient pas en mémoire des passages où Socrate et Platon auraient évoqué la perte de leurs cheveux. Au mieux, une lecture récente de Zola me rappelait que dans Son excellence Eugène Rougon, il écrivait « Son crâne nu qui agrandissait démesurément son front, lui donnait un air de vaste intelligence. » Mais ces propos de coiffeurs ne faisaient pas un devoir.

Autour de moi, certains se livraient à des expériences, levant haut les yeux au ciel au risque de s’exorbiter les globes oculaires afin de vérifier s’ils pouvaient apercevoir ne serait-ce que leurs cheveux. Ce qui semble ridicule aujourd’hui quand j’y repense, s’avéra salvateur contre toute attente. L’un de mes camarades, expérimentateur sans peur mais non sans reproche, voyant passer l’heure, tenta une ultime manœuvre des yeux sensée lui ouvrir les portes de la révélation. Elle lui ouvrit la porte de l’infirmerie.

Ici petite pause, je devine que vous tentez vous aussi la même expérience. Arrêtez malheureux ! Vous risquez de vous décrocher un muscle oculaire ou de faire un malaise vagal. Ce qui advint à notre pauvre camarade. L’incident annula l’épreuve. A quelque chose malheur est bon.

A la rentrée scolaire de l’année suivante, notre professeur n’était plus dans l’établissement. Certains, toujours les mêmes je suppose, plus malins que les autres, affirmaient qu’il avait été renvoyé suite à cette triste journée et le sujet du funeste devoir, baptisé « la phrase qui tue ». Il n’empêche que moi, j’aurais bien aimé avoir la réponse à la question…

 

 

07:00 Publié dans Nouvelles | Tags : philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | | |

Les commentaires sont fermés.