Ultimes écrits (Suite et fin)

Suite…

Je ne fus pas déçu, si on peut dire. La porte désormais grande ouverte, le chant s’arrêta brusquement et ce n’en fut que plus terrifiant encore. Un silence sépulcral annonçant la catastrophe finale me coupa la respiration. Un bruit de pas humides et peu ragoûtant, une silhouette d’une maigreur effarante enveloppée d’une bure encapuchonnant son visage, apparût dans l’encadrement. J’en restais sans voix et je crois bien que mes derniers cheveux abandonnèrent le sommet de mon crâne, comme les rats quittent le navire juste avant qu’il ne coule…

L’ombre vivante fit un signe m’invitant à la suivre dans cet antre où mon sort allait être conclu. J’avançais timidement et dès le porche de la porte franchie, je me retrouvais dans une grande salle voûtée éclairée par des torches fumantes et des braseros puants. Faisant cercle, une foule silencieuse mais néanmoins menaçante, secte d’un culte qui m’était inconnu,  me fixait d’un regard aux éclats de rubis, les mains croisées dans les longues manches de leurs robes monacales, imprimant à leurs corps un léger mouvement d’avant en arrière dans un unisson distillant le frisson. Au centre, un tabouret fait d’un billot de hêtre faisait face à une longue table de pierre noire où siégeaient douze personnages à l’allure imposante, sous autant de drapeaux à croix grimées tombant des limbes comme chauve-souris en sommeil. Je m’assis sur le siège vacant autant qu’inconfortable, ce contact m’informant que mon slip avait souffert le martyre lui aussi. La silhouette qui m’avait accueilli rejoignit la table, se plaçant au milieu des juges, six à sa droite, six à sa gauche. Debout, l’être sans nom, à moins que ce ne soit Celui dont on doit taire le nom à jamais, déclara dans un français péniblement articulé :

« - Merde ! Je ne me rappelle plus mon texte ! »

« - Coupez ! »

Brouhaha sur le plateau, les figurants s’ébrouent, se raclent la gorge, les techniciens s’affairent, réglage par-ci, réglage par-là, le caméraman s’éponge le front jetant un regard inquiet vers le metteur en scène car c’est à lui de donner les instructions. Le budget serré de la production n’autorise pas les pertes de temps. Se tournant vers moi, d’une voix maniérée et légèrement  zozotante : « - Scénariiiiste ! Tom ! Que dit le texte…. ? »

L’angoissante grandissante dont je ne vous ai rien caché depuis le début de la retranscription de mes notes, atteint son paroxysme. J’étais arrivé au point de non retour. Le synopsis chiffonné que j’avais entre les mains, n’en disait pas plus car il m’en manquait les dernières pages. Non seulement elles avaient disparues mais pire encore, le souvenir même de ce que j’avais écrit semblait effacé de ma mémoire. J’avais beau depuis des heures, tenter d’en reconstituer le contenu ou la trame narrative, rien ne me revenait. Une force quasi surnaturelle bloquait mon imagination et plus j’en prenais conscience, plus la peur paralysait ma pensée.

Simulant un léger malaise, je me retirai dans ma caravane laissant le plateau en mode pause et le réalisateur en fureur apoplectique. J’eus beau reprendre mes notes de travail, fouiller ma mémoire et mes tiroirs de bureau, examiner le disque dur de mon ordinateur, nulle trace du texte manquant. J’en vins presque à jurer que je ne l’avais jamais écrit, or c’était impossible, sans scénario complet le projet du film n’aurait pu être monté. J’attendais tant de ce travail. Après plusieurs années de chômage et de projets tombés à l’eau, vu mon âge et l’oubli dans lequel la profession m’avait relégué, c’était ma toute dernière chance.

Une chance réellement improbable quand j’y songe, puisqu’elle avait débuté par une rencontre improbable autant qu’étrange un soir de grand désespoir, avec un homme dont je ne sais pas le nom, ni ne revois le visage aujourd’hui, au fond d’un bouge près de la place de la République. Nous avions éclusé plusieurs verres, mon esprit embrumé divaguait, lorsqu’il entreprit de me raconter la troublante mésaventure qui lui était arrivée quelques semaines plus tôt en me faisant jurer de ne jamais en parler à personne. De ces confidences j’avais tiré mon scénario grandiose. Oui grandiose, j’en étais convaincu alors, car s’il sentait le soufre en abordant des zones que l’esprit se refuse à concevoir en temps ordinaire, il n’hésitait pas non plus à citer des noms de personnalités connues, laissant deviner les arcanes d’un complot international prenant ses sources dans la nuit des temps et d’où les religions du Livre ne sortaient pas indemnes. Cette révélation déclencherait une fureur médiatique, j’en étais bien conscient et j’espérais tirer profit de ce buzz.    

Or à cet instant, tout s’écroulait. Je m’étais parjuré, j’allais devoir en subir les conséquences et en payer le prix. Lentement une vérité se dessinait dans mon cerveau malade, les forces obscures que j’avais prévu de mettre en lumière me rappelaient à l’ordre. Si je ne croyais que mollement aux élucubrations que j’avais écrites, il s’avérait maintenant qu’un fond de réalité s’était mis en branle et que cette offensive me visait directement. Au cas où un dernier doute aurait pu me rester, un SMS sans origine connue arriva sur mon portable : « Fais ta prière Tom Dooley demain tu vas mourir ».

S’il ne me restait que si peu de temps à vivre, il fallait absolument que je mette par écrit tous les épisodes de cette incroyable aventure. Et si quelqu’un retrouve mon carnet après ma mort, qu’il tâche de le faire publier, que mon décès m’apporte au moins une gloire posthume… Amen !

« A quel moment ai-je perdu le contrôle de la situation, même maintenant alors que je tente désespérément de retracer le fil de mes dernières heures ou derniers jours - j’en ai perdu la notion du temps - je suis incapable de comprendre ce qui m’est arrivé. C’est peut-être ce qui m’est le plus pénible quand je sens que mes dernières forces m’abandonnent, après toutes ces épreuves endurées, ne pas savoir comment j’ai pu en terminer ainsi. Je gribouille ces quelques lignes dans le petit carnet qui ne me quitte jamais, où jadis je consignais mes réflexions ou idées pour mon blog, et qui va finir par devenir mon testament. »