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19/09/2009

L'auberge espagnole

J'étais peinard dans mon petit bureau, en train de faire des mots croisés débiles, quand le téléphone sonna.

  • - Monsieur Caragua?
  • - Oui ...
  • - Monsieur Tony Caragua, détective privé?
  • - Exact, c'est à quel sujet?
  • - Puis-je passer vous voir, c'est urgent, on veut me tuer!
  • - Hé! Bien, je ne sais pas, attendez que je consulte mon carnet de rendez-vous.

Lentement, je rangeais mon bouquin de jeux et pris mon bloc-notes.

  • - Bon, vous pouvez passer tout de suite, mais faites vite, j'ai des rencards importants après.
  • - J'arrive!

Bon sang ! Un client. Je n'en revenais pas, mon premier depuis trois mois que je me suis installé ici. Et en plus, on démarre sur les chapeaux de roues, une tentative de meurtre !

Je range mon bureau dare-dare. La bouteille de coca-cola vide, au panier, à la place, près de mon téléphone je mets une boutanche de bourbon. Ca fait plus classe, je trouve. Dans le cendrier, un mégot d'américaine se consume lentement. Le décor me semble posé, isn'it ?

J'ai l'air à l'aise comme ça, mais en fait j'ai les foies. Je m'éponge le front avec un vieux Kleenex et je l'envoie jouer avec la canette de Coke.

Et mon flingue au fait, je le sors ou pas ? Faut peut-être pas exagérer, je le laisse dans son tiroir.

  • - Driiiing!
  • - Entrez!
  • - ....
  • - ENTREZ!
  • - ....

Ca commence bien, un sourd. Pour s'expliquer ça va être coton. Bon, je me lève et vais ouvrir la porte.

  • - Hé! Ho! ...

Un type s'écroule sur moi, dans mes bras. J'ai un mal de chien à le retenir, tellement de mal d'ailleurs qu'il s'écroule sur le sol, à l'entrée de mon bureau.

  • - Merde! Mais il est mort ce con!

Je suis là, debout sur le palier, à contempler mon cadavre, quand le voisin du dessus passe avec son chien, qu'il sort faire pisser.

  • - B'jour m'sieur Caragua! Les affairent marchent, vous avez un client on dirait!
  • - Heu! ... Oui.
  • - Un meurtre, peut-être?
  • - Je pense aussi.

En fait j'en suis certain. Le gars a une énorme navaja plantée entre les deux épaules. Le manche en nacre noire annonce la couleur, deuil ! Le clebs et son maître, peu intéressés par mon problème, se sont tirés.

Je commence par rentrer le corps chez moi, car si j'en fous partout, je ne vais pas m'y retrouver. Je lui fais les poches, à la recherche de son portefeuille. Nibe que dalle, dirait le poète. Rien dans les poches. Tout dans les mains. En effet, je viens de m'apercevoir que sa main droite fermée, tente de dissimuler à ma sagacité naturelle un bout de papier.

Je m'escrime sur ses doigts contractés et finis par en retirer un morceau de bristol usagé et chiffonné. Enfin un indice !

Je m'assois à mon bureau pour souffler un instant et j'en profite pour lire le mystérieux message. Tony Caragua, 3 rue de Provence, 75009 Paris. Voilà une adresse précise qui pourrait m'être utile si je ne la connaissais déjà. C'est ma carte de visite que cet abruti tenait dans sa main. Autant dire que tout est à refaire.

Qui est ce cadavre ? La question est bonne, tâchons d'y répondre. Un grand mec, plus grand que moi à vue de nez, fringué pauvrement d'un grand pardingue, des godasses qui avaient fait leur époque, des cheveux rares et sales avec des poils dans le pif. Je suis bien avancé. J'en suis là de mes réflexions quand le téléphone sonne à nouveau.

  • - Détective Caragua, qu'y a-t-il pour votre service?
  • - Je voudrais vous voir ...
  • - Venez!

Une petite heure passe, on sonne, je vais ouvrir, un deuxième cadavre me choît sur les ripatons. La surprise ayant fait place à l'agacement j'entasse ce second colis dans la salle de bain et j'affiche complet sur la porte d'entrée.

 

Evidemment, tout cela paraît bien abracadabrant, je suis d'accord et le lecteur se demande comment vont évoluer les choses, qu'il se rassure, je me le demande aussi.

Que vais-je faire, qui voir, où courir et toutes ces sortes de choses ? Dans ce genre de situation, le mieux c'est de consulter ses bouquins ou ses cours car attention, pour être détective il faut un diplôme et pour l'obtenir, six mois de préparation par correspondance sanctionnée par un papier officiel vous reconnaissant « détective privé ».

Aussi, malin comme je suis (c'est pour çà que je fais ce métier) j'ai repris mes cours de formation et je les ai potassés.

Voyons, voyons. Table des matières ... « Un mort sur les bras » ... non, ce n'est pas mon cas

« Deux morts dans la salle d'eau ». Ouais ! C'est pour moi. Voir page cent vingt-deux.

J'y cours. Je passe les préambules, saute un paragraphe, vais à la conclusion : « vous êtes mal barré, il faut demander conseil à un confrère expérimenté ». C'est ce qu'il me semblait.

Ce n'est pas grave, je prends mon annuaire de téléphone « Spécial numéros secrets », remis gracieusement aux gens de notre profession dès qu'on a réussi notre examen.

D'emblée je décide d'appeler un des meilleurs agents sur la place. Je cherche le numéro de James Bond. Surprise, ils sont deux plusieurs (Bien sûr ils auraient pu être sept !). Le premier, James « Connery » Bond puis James « Moore » Bond etc... Dilemme ! Allons bon, quel Bond est le bon ? Je laisse tomber et j'appelle Maigret.

  • - Bonjour madame! Je voudrais parler au célèbre divisionnaire Maigret, s'il vous plait.
  • - Je vous le passe, attendez une fois!

Chéri ! Mon canard, on te demande !

Maigret et canard vont souvent ensemble comme vous l'avez sûrement déjà constaté.

  • - Ne quittez pas il arrive.
  • - Allô! Maigret!
  • - Heu ! ... voilà. C'est une histoire compliquée, j'ai mis les morts du palier dans la salle de bain, parce qu'ils avaient un couteau dans le dos et une carte de visite dans la main. Mais ils m'avaient téléphoné avant de venir, bien entendu.
  • - Bien entendu.

Je l'entends qui mâchouille sa pipe, étouffant un vieux renvoi de Stella Artois. Houps !

- Qu'est-ce que je dois faire maître ?

  • - Vous devez retrouver l'assassin!

Le verdict est sans appel. J'en reste ébaubi.

  • - Mais avant tout, jeune homme, appelez la mairie pour qu'on vous débarrasse des cadavres, il fait chaud ... vous m'avez compris? Bonne chance.
  • - Merci monsieur Jean Richard, heu! Maigret!

Ebloui par tant de science distillée en si peu de mots, je raccroche en bredouillant. Ces conseils pleins de sagesse m'ont redonné confiance. Aussitôt, je bigophone aux services de la voirie, pour qu'ils me délestent de mes macchabées. Deux heures plus tard mes pensionnaires disparaissent, enveloppés dans de grands sacs poubelle. J'en étais quitte pour un pourliche mais l'enquête proprement dite allait débuter. J'avais un indice (Si ! Si !) Les deux types avaient une de mes cartes de visite professionnelles. Or, cramponnez-vous, ces cartes n'ont été distribuées qu'à mes amis intimes, famille et concierge. Ca coûte cher ces saloperies là, si on les distribue à la sortie du métro, on ne rentre plus dans ses frais.

Je pris mon bloc Direction tout neuf, mon feutre noir Ball Pentel Extra Fine R.56 et inscrivis la liste des suspects.

Il y avait mes parents, ma sœur, deux couples d'amis, ma concierge et la boulangère. Et ma pharmacienne, parce qu'elle est sympa. Donc, nous avions dix personnes louches. Et alors ?

Ben c'est un début, attendez, j'avance mine de rien.

Muni de cette liste, soigneusement rangée dans mon larfeuille, j'allais voir le célèbre lieutenant Colombo, chez lui. Reconnaissez, petits veinards, qu'il y a du beau monde dans cette histoire. Le casting est soigné.

En garant ma 304 près de sa 403, je constatais une certaine similitude dans l'allure générale de nos deux véhicules. Pas peu fier, je sonnais chez mon idole.

  • - Qu'c'est?
  • - Je suis détective, j'aurais voulu un conseil, ou deux ... quoi.

La porte s'ouvre. Ecce homo, Colombo paraît.

  • - Je prends ma douche, excusez-moi.
  • - Je vous en prie, faites comme chez vous.

Je le suis, vers sa salle de bain. Tout nu sous son imperméable, il laisse des traces de flotte à travers tout l'appartement.

  • - Ah! ma femme va encore m'engueuler ...

Je m'installe sur un tabouret, près du bidet. Colombo est sous la douche, le savon dans une main, un gant de toilette dans l'autre. Je dois reconnaître que son imper le gêne beaucoup dans ses mouvements, de plus la fumée de son cigare fait pleurer son œil valide. L'autre, la prothèse en verre, je l'ai dans ma main. Je l'ai prise sur le bord du lavabo, où le lieutenant l'avait posée et je l'astique avec mon mouchoir.

  • - Monsieur Honduras ...
  • - Non, non, Caragua!
  • - Oh! suis-je bête, bien sûr ...

Le dos de la main sur le front, il me regarde par en dessous. J'explique mon cas et livre mes suspects.

  • - Monsieur Salvador..
  • - Tony Caragua!
  • - Oh ... ma femme serait là, vous l'entendriez! Ecorcher le nom des gens, elle trouve cela impardonnable. Heu ... oui! Je réfléchis à votre histoire et je pense, enfin il me semble ...

Cherchez la femme ! N'oubliez pas, cherchez la femme ! Toujours !

Le lieutenant me raccompagne à la porte et comme je sors :

  • - Au fait, monsieur Guatemala, pouvez-vous me signer un autographe, pour ma femme ...

Je signe et m'esbigne. Ce Colombo, sous son air bonasse, cache des capacités de déduction étonnantes.

« Cherchez la femme ! » voilà une fière devise. Je reprends mes notes et les étudie à nouveau. Si j'en crois le raisonnement de Colombo, je peux rayer les noms de mon père et des deux maris des deux couples. Il reste encore du monde quand même.

Je rature aussi le nom de la pharmacienne, elle est trop mignonne, ses cheveux bruns, ses yeux mutins, sa bouche gourmande ... bon, je m'égare. Les femmes de mes amis, ce n'est pas possible non plus. Bon sang ! Mais c'est bien sûr ! J'ai expédié ces cartes à mes amis par la poste, or, les postiers sont en grève depuis dix jours. Personne n'a pu recevoir mon courrier, donc, je les raye-t-elles aussi de ma liste.

Ah ! Ah ! Le filet se resserre et je décide sans plus attendre, d'aller interroger la concierge et la boulangère. Je prends l'ascenseur et descends jusqu'à la loge. Manque de pot, une pancarte manuscrite et suspendue à la poignée de la porte, m'informe que la dite bignole est dans l'escalier.

Je passe mon chemin, direction la boulangerie. Comme j'arrive devant l'échoppe de la commerçante j'aperçois le rideau de fer tiré. Je m'informe alentour. Qu'en est-il ? Quézaco ?

Un passant, fort aimable ma foi, me renseigne bien vite. La malheureuse est trépassée hier soir, elle s'est étouffée avec un croûton de pain. Elle laisse un mari dans le pétrin et un bâtard de cinq ans. Requiem æternam dona eis

Le dénouement est proche, chacun le sent. Retour au logis. Cette fois je vais directement à l'escalier que je gravis vitement. Vitement au début. Arrivé au sixième étage, essoufflé, je m'arrête un instant. Assis sur une marche, je reprends haleine. A ce moment, un homme arrive derrière moi, à pas de loup.

-     Oh ! Joe Mannix !

  • - Chut! Je suis là incognito, j'enquête.
  • - N'ayez crainte, j'en suis!
  • - Ca ne m'étonne pas, beau brun. Je me disais bien ... dommage que je sois pressé...

Joe Mannix disparaît dans les étages inférieurs. Fatigué, je monte dans l'ascenseur. En dépassant Mannix dans la descente, il me fait un clin d'œil câlin.

Cette fois la loge est pleine, la concierge et ses vingt-six matous sont là. Tout le monde mange du Canigou. Je frappe et j'entre.

  • - Madame Tripoux bonjour!
  • - Bbble ...beurp!
  • - Avez-vous encore ma carte de visite?

La pipelette se lève tout en ruminant. Elle passe derrière une tenture usagée, où je l'entends fourrager dans des tiroirs et des casseroles Les chats dérangés pendant leurs agapes me regardent d'un sale œil.

  • - T'nez! Ch'est pas chà!
  • - Chi, merchi!

Si la vioque a encore le bristol elle n'est pas dans le coup. Mais alors ... il ne reste que ma sœur et ma mère ! Oh ! Seigneur ! Ayez pitié de moi.

Que faire ? Appeler la police, les faire embastiller ? Non, d'abord les appeler.

  • - M'man?
  • - Ah! C'est toi? Ca va? T'as l'air tout drôle.
  • - Ben, je suis embêté ... la frangine est avec toi?
  • - Oui, pourquoi?
  • - Vous avez mes cartes de visite, hein ...?
  • - Non, on s'en est servi!
  • - C'est vous qui avez fait le coup!?
  • - Oh! T'es sacrément fort. Je le disais à ta sœur, il va trouver tout de suite. T'es malin mon grand, c'est bien.
  • - Mais, ça ne va pas la tête, pourquoi? Deux morts! Vous vous rendez compte?
  • - Dis donc Tony, c'est sur ce ton qu'on parle à sa mère! Non, mais! On a voulu t'aider, voilà comment on est récompensées ... ingrat! A plus de trente ans, t'as même pas de métier, t'es pas encore marié, t'es rien ...! On s'est dit qu'on allait te rendre célèbre avec cette histoire de cadavres, et monsieur vient nous le reprocher. Traiter ainsi sa pauvre mère qui se décarcasse pour son fainéant de fils ... Quand ton père va le savoir ... Tiens, je crois que je ne vais rien lui dire, ça lui ferait trop de chagrin ...
  • - Arrête m'man! Mais ... et les voix au téléphone?
  • - Bah! Avec un mouchoir sur le combiné... c'est comme ça qu'ils font dans les films à la télévision.
  • - Et qui a ...
  • - On s'en est fait un chacune. Tu vois, tout le monde a essayé de t'aider.
  • - Mais, tu réalises ce que tu me racontes-là? M'man, tu m'écoutes? J'ai trente et un ans, tu m'entends, je veux vivre ma vie! C'est pas vrai! Quand vas-tu me lâcher?
  • - ....
  • - Hein?
  • - Je te laisse, j'ai quelque chose sur le feu.
  • - C'est ça M'man, c'est ça ... au revoir!

Driiiiiing !

  • - Allô?
  • - C'est fini votre histoire?
  • - Ben, oui ...
  • - Comment ça «Ben, oui», et l'auberge espagnole là-dedans, elle est où?
  • - Oh! Mon vieux, merde! M-E-R-D-E!