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29/05/2010

Le naufrage

            Enfin les vacances ! Christian qui travaille dans une grosse boîte de publicité à Paris, n'a pu décrocher que le mois de septembre pour ses congés annuels. Trop de travail, plusieurs campagnes publicitaires à lancer pour la rentrée. Le patron avait mobilisé toute l'agence, chacun devait faire un effort particulier cette année. La crise économique oblige les publicistes à faire des miracles pour que les industriels puissent fourguer leurs produits à des clients potentiels mais désargentés.

            Ghislaine était furieuse quand elle apprit qu'ils ne pourraient partir qu'à la fin de l'été. Et le gosse, il y avait pensé au gamin ? Il n'allait pas louper la rentrée des classes. Et leur location en Grèce réservée depuis plusieurs mois, il n'y avait pas pensé non plus ! Elle qui s'en faisait une joie de ces vacances ; elle avait déniché un petit bungalow dans une île de la mer Egée, un vrai paradis lui avait dit la gérante de l'agence de voyages. Elle se voyait déjà au soleil, à bronzer toute la journée pendant que Christian ferait de la plongée sous-marine. Il rapporterait de gros poissons qu'elle mettrait à griller sur le barbecue, du fromage de chèvre et quelques olives, voilà le déjeuner prêt. Tout ça c'était fini, foutu pour cette année.

            Finalement ils avaient loué une petite maison non loin de Concarneau. C'est moins exotique disait Ghislaine, oui mais l'air iodé de la Bretagne est plus sain, répondait Christian. De toute façon, c'était à prendre ou à laisser. Et puis l'arrière saison est souvent très belle. Elle n'avait qu'à prévoir un pull ou deux, au cas où ... Pour le gamin et son école ce n'était pas si grave, il aurait quelques jours de retard, d'accord ! Mais vu qu'il redoublait sa classe, il aurait vite fait de rattraper ses cours. Tu as toujours une bonne explication pour toutes les situations avait râlé Ghislaine. Là, il n'avait pas bronché parce qu'effectivement il avait toujours une bonne justification à ses actions, même quand elles étaient contradictoires.

            En fait tout se passa bien. Il faisait beau, les plages étaient belles et peu peuplées à cette époque de l'année, du coup elle ne la ramenait plus avec sa Grèce. Et puis du poisson il allait lui en rapporter si ça lui plaisait tant. Il adorait la pêche, toutes les pêches. Il allait souvent à Concarneau, sur le port, voir l'arrivée des chalutiers. Les marins rentraient fourbus et se hâtaient de décharger leurs cagettes de poissons ou de tourteaux pour aller les vendre au marché à la criée. Là, les professionnels achetaient les cargaisons aux cours du jour. Hôteliers et poissonniers se disputaient maquereaux et colins avec autant d'acharnement que les courtiers des actions à la Bourse ! Christian adorait cette ambiance affairée dans cette odeur de marée. Un jour qu'il discutait avec un marin pêcheur, il réussit à le convaincre de l'embarquer sur son chalutier pour une partie de pêche en haute mer. Ghislaine ne fut pas vraiment ravie par cette excursion mais il ne devait partir que deux jours et ça lui faisait tant plaisir qu'elle se laissa convaincre aisément.

            Le départ était fixé au petit matin et le retour prévu le lendemain en fin d'après-midi. Christian s'était habillé chaudement et le patron du rafiot lui avait prêté un ciré. Le navire n'était pas bien grand et avec Christian ils étaient cinq à bord. Au début Christian ne savait où se mettre, partout il gênait. Les hommes ne chômaient pas. La sortie du port s'était faite sans encombres et maintenant on était en pleine mer. L'océan était houleux et le navire tanguait, s'enfonçant entre les vagues, les paquets d'eau inondaient le pont et trempaient les marins. Ceux-ci déroulaient les filets et les jetaient à la mer. Christian essayait de les aider, maladroitement mais avec de la bonne volonté ce qui plût à l'équipage et il fut adopté aussitôt.

            Il y avait plusieurs heures qu'on avait quitté le port, la nuit commençait à tomber et l'océan semblait se déchaîner. Le vent hurlait, le chalutier alternait tangage et roulis Christian n'ouvrait pas la bouche de peur de laisser échapper ses boyaux. La pluie s'étant mise de la partie aussi se réfugia-t-il dans la cabine de pilotage. La visibilité semblait presque nulle et l'essuie-glace avait beau s'agiter comme un beau diable il ne parvenait pas à contenir ce déluge d'eau sur les vitres de la cabine. Le capitaine qui tenait la barre ne paraissait pas inquiet outre mesure mais Christian n'en était pas rassuré pour autant.

            Un des hommes entra en bourrasque dans le poste de pilotage. Il était trempé et son suroît dégoulinait sur le plancher. Christian se proposa pour aller faire du café. De la cambuse il entendit le matelot faire son rapport au capitaine. Alors que lui et ses collègues tentaient de remonter le chalut, le filin qui retenait le filet avait cassé. Le patron pesta, la perte de leur chalut représentait un énorme manque à gagner, c'était une catastrophe pour tout le monde. De plus avec ce gros temps inutile de chercher à ramener du poisson avec les quelques filets de rechange qui restaient à bord. Le capitaine donna un coup de barre et mis le cap sur Concarneau. Chacun but son café avec rancœur.

            La nuit était noire maintenant et la tempête faisait rage. Christian eut une pensée pour Ghislaine qui devait s'inquiéter pour lui. C'est à ce moment qu'un des hommes donna l'alerte. Une voie d'eau venait de s'ouvrir dans la coque, il était impossible de colmater. Il y eut un moment de panique à bord. Christian était vert de peur, le capitaine hurlait des ordres dans le fracas du vent et des déferlantes qui s'abattaient sur le bateau. Le radio envoya un SOS par le poste crachotant. La situation devenait dramatique, le chalutier ballotté de bâbord à tribord comme un boxeur sonné, commençait à sombrer. Il fallait évacuer le navire. Tout le monde enfila son gilet de sauvetage, la chaloupe descendue avec beaucoup de mal. Maintenant il fallait sauter dans l'embarcation mais dans le noir et la tempête ce n'était pas si simple. Le bosco exhorta ses hommes à ne pas perdre de temps. Les trois matelots et Christian se jetèrent à la mer. L'eau glacée le saisit, un instant il se crut perdu mais le froid et l'action dissipèrent la panique, l'instinct de survie reprenait le dessus. Autour de lui le bruit était assourdissant, les mugissements de la mer, les hurlements du vent, les craquements du chalutier, il était prisonnier d'un maelström infernal. Au jugé il réussit à atteindre le canot de sauvetage où un des marins avait déjà pris place. Il  gisait au fond, épuisé. Christian s'y hissa et s'effondra à ses côtés. Son dernier souvenir fut le fracas de la coque du navire qui explosait sous la pression de l'eau puis de l'énorme siphon aspirant le chalutier.   

            Quand il reprit conscience la tempête s'était calmée mais le vent était toujours assez fort et la mer agitée. Ils n'étaient que deux à bord et personne à l'horizon. Bien vite il s'aperçut qu'il était seul en vérité car son compagnon était mort. Il avait une vilaine blessure au visage qu'il s'était certainement faite en sautant du pont du chalutier.

            Christian ne savait pas du tout où il se trouvait, ni de quel côté se trouvait la côte. Le canot dérivait tel un bouchon au milieu de vagues de deux ou trois mètres de haut. Surtout ne pas paniquer, se calmer et réfléchir à la situation. Le SOS avait certainement été entendu, on était à leur recherche, alors patience. Christian enveloppa le cadavre dans la bâche qui servait à recouvrir le canot, la vue du mort étant trop pénible et démoralisante.

            Le jour se levait et l'océan sembla se calmer. Christian avait froid et faim. Bon sang ! Où s'était-il fourvoyé, comment tout cela allait-il finir ? Son esprit d'initiative ayant repris le dessus, il y avait des rames dans l'embarcation il les avait fixées et maintenant il pouvait tant bien que mal maintenir un cap. Tous les vieux plans du manuel des Castors Juniors lui revenaient en mémoire. Le soleil venait de se lever devant lui, il n'avait qu'à faire route plein est, il finirait par toucher terre. Le moral revint au beau fixe. Il était seul, perdu en haute mer avec un cadavre à ses pieds et des mouettes rieuses au-dessus de sa tête.

            Maintenant que son esprit était occupé à maintenir le cap à l'est, il lui fallait nourrir son estomac qui hurlait son désarroi. Là, le problème était plus ardu. Bombard s'en était bien tiré en bouffant du plancton, mais il avait du matériel pour le récolter, alors que Christian n'avait rien pour pêcher. Et le pire il le savait serait la soif. Pas question de boire de l'eau de mer salée. Le gag par excellence, mourir de soif au milieu de l'eau !

            Notre naufragé en était là de ses pensées quand au loin il aperçut une fumée. Un cri lui échappa, il était sauvé ! Il fallait attirer l'attention du cargo qui passait au loin. Inutile de crier, le canot était trop loin du gros navire qui se profilait à l'horizon. Debout dans la chaloupe Christian faisait de grands signes avec une des rames. Mon dieu ! Pourvu qu'ils m'aperçoivent !

            Ca y est ils l'ont vu. Un clignotement sur le cargo, ils lui adressent un message optique. Christian ne peut le déchiffrer mais il est certain qu'il s'agit d'un message en morse. Il hurle sa joie, d'ailleurs le cargo vient de se dérouter et fonce droit sur lui. Christian trépigne dans son esquif ; après toutes ces heures de tension il exulte. Il saute sur place, agitant sa rame frénétiquement. Hélas ! Emporté par son élan et le poids de l'aviron, il passe par-dessus bord, le canot se retournant sur lui. Dans sa culbute, une rame le frappe violemment à la tête.

            Plus tard, quand l'équipage du cargo arrivera sur les lieux, ils ramèneront deux corps inanimés sur le pont. « On n'échappe pas à son destin » écrivit connement un journaliste du Télégramme de Brest.