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21/01/2010

La voyante

  • - «On fait quelque chose pour le mariage de Martine, tu veux participer?»
  • - «Ah! Oui! c'est bientôt. Bien sûr... Qu'est-ce que vous allez lui acheter?»
  • - «Nous ne savons pas encore, ça va dépendre de la somme que nous allons récolter. En tout cas, c'est ce soir qu'elle organise son pot»
  • - «Bien, on se verra tout à l'heure, alors!»

      Anne travaille dans une grosse boite d'assurances, elle est dactylo dans un pool d'une quinzaine d'employées. On se croirait dans une salle de classe, avec la chef sur une petite estrade faisant face à quatre rangées de bureaux soigneusement alignés. Toute la journée les machines crépitent sous les doigts agiles des demoiselles. La responsable réceptionne les différents travaux à taper et les répartit entre ses « filles » comme elle les appelle. Jamais de temps mort dans ce service, il y a toujours une lettre urgente ou un tableau à préparer pour la direction. Un vrai boulot de dingue ! En plus, avec les primes de rendement et les petits salaires, ce sont les dactylos elles-mêmes qui quémandent du travail supplémentaire. Depuis le temps qu'elle bosse dans ce service, Anne a eu le temps de s'y habituer.

      Il est 17h les machines se taisent les unes après les autres, le temps de finir les pages entamées, la journée est terminée, Anne est contente car aujourd'hui sa prime de rendement sera importante.

  • - «Tu avais mangé du Top set à midi? Tu as tapé comme une folle, je n'arrivais pas à te suivre!»
  • - «Hé! Hé! J'ai repéré une jolie petite robe chez Zara, alors si j'ai une bonne prime ce mois, je me la paie. J'en ai assez de mes vieilles nippes.»
  • - «En parlant de robe, Martine m'a montré le modèle de sa robe de mariée, ça lui va pas très bien à mon avis, enfin! c'est elle que ça regarde. Tu vois, ça lui fait un gros cul, déjà qu'elle était bien servie par la nature....»
  • - «Oh! Tu es vache! Elle est mignonne Martine. J'ai aperçu son fiancé la semaine dernière, il était venu la chercher un soir. Il a l'air sympa.»
  • - «Il est même trop bien pour elle, sans être mauvaise langue. D'ailleurs je ne critique jamais, mais enfin... Bon, on va le boire ce pot?»

Martine a bien fait les choses, whiskies, vodkas, jus de fruits rincent les gosiers des petits fours qui s'y entassent. Tout le monde félicite la future mariée. Je me suis toujours demandé pourquoi on félicitait les mariés, en effet, complimenter chaque conjoint revient un peu à dire « Bravo ! Avec la gueule que tu as, je n'aurais jamais pensé que tu puisses trouver à te caser ! » Si deux personnes veulent s'unir, sans en faire un secret pour autant, qu'elles le fassent dans leur coin et qu'on n'en parle plus. Pas besoin de pavoiser à la sortie de la mairie avec les klaxons des voitures. Sachant que dans moins de dix ans l'un des deux demandera le divorce ! Alors, du calme, un peu de pudeur même. Exultez dans vos familles, mais ne cassez pas les oreilles du passant innocent.

On remet son cadeau à Martine, un superbe service à fondue, et la chef de service en profite pour placer un laïus de sa composition. L'épouse en devenir, remercie tout le monde pour ce merveilleux cadeau si inattendu et rappelle qu'Anne est la dernière célibataire du bureau et qu'on espère tous aller à son pot de mariage bientôt. Applaudissements discrets en raison des verres qui encombrent les mains. Les petits fours sont déjà un souvenir et l'on se partage les fonds de bouteilles avec des « Après vous s'il en reste ! ».

En rentrant chez elle par le métro bondé du vendredi soir, Anne repense à la réflexion de Martine. C'est vrai qu'elle reste la dernière célibataire du bureau et à trente ans c'est mauvais signe, il serait temps d'y penser. Mais tient-elle vraiment à se marier ? Elle n'y a jamais réellement réfléchi. Un mari, deux bambins rieurs, un gros chien jappeur et les traites de la maison, c'est peut-être ça le bonheur.

Arrivée dans le hall de son immeuble, Anne ramasse son courrier dans la boite aux lettres, factures de téléphone et électricité, pour sa petite robe c'était encore fichu pour ce mois-ci, en plus des deux lettres, un carton bristol, genre carte de visite, au nom de SONIA voyante extralucide, tarots et lignes de la main.

Anne pose le courrier sur le buffet de la cuisine avec son pain. Le week-end passe et le lundi matin quand elle part au travail, la carte de Sonia est au fond de son sac. Pourquoi avoir conservé cette carte, elle n'en sait rien elle-même. Les voyantes, diseuses de bonne aventure ou mages divers, lui semblent une vaste fumisterie, juste bonne pour les gogos ou les faibles d'esprit. Ils doivent s'en faire du fric avec tous ces idiots qui gobent ce qu'on leur raconte. Elle est certaine qu'on ne peut prédire la destinée, alors pourquoi ne pas jeter le fameux carton qui commence à l'obséder. Après tout, une visite à cette dame ne l'engage à rien, si ce n'est la dépense ; la Sonia peut lui raconter ce qu'elle veut. Bof ! Allez, j'irai la voir, ça sera certainement amusant. Toute la matinée, elle a gambergé ainsi et le midi elle est décidée. Elle profite de l'heure de table pour prendre un rendez-vous le soir-même.

Paul à trente-cinq ans est comptable dans un garage de mécanique automobile et vit avec sa mère. Ils habitent un petit appartement bourgeois, unique bien légué par son père avant de faire sa valise et de disparaître de leur vie, touché par le démon de midi, il y a une vingtaine d'années.  Depuis, tous deux vivent dans leurs regrets et ressassent leur amertume. Si le père était resté, leurs moyens financiers auraient permis à Paul de poursuivre ses études et moi je ne serais pas une charge pour toi, lui répétait sans arrêt sa mère. Paul lui-même rejette sur son père, son manque d'ambitions et sa vie médiocre. Très vite il a du travailler, ensuite il ne pouvait laisser sa mère seule et démunie. Il s'est sacrifié en somme, parce que à une certaine époque il avait eu des espoirs de mariage. Il avait fréquenté une collègue mais sa mère avait mis le holà ! Elle trouvait la jeune fille trop coquette et vulgaire pour son fils. Afin d'éviter un affrontement trop brutal avec sa mère, Paul s'était incliné et avait rompu. Depuis, son existence se partage entre son bureau et la vie sage qu'il mène près de sa maman.

Pourtant Paul a un secret. Régulièrement il consulte une voyante. Paul espère encore vivre réellement, pour lui-même. Il sait qu'il n'est pas assez fort pour rompre les ponts de sa propre autorité aussi, il attend le déclic, un signe du destin qui l'encouragerait. C'est pourquoi, tous les mois, à l'insu de sa mère, il vient voir Sonia. Il attend d'elle le miracle qui chamboulera sa vie, le coup du sort qui fait que les choses se font ou se défont sans heurts. Surtout sans heurts car il ne veut pas de décisions radicales.

Paul va voir Sonia, comme d'autres vont aux putes, non pas pour soulager son corps mais pour apaiser son esprit. En échange de quelques billets Sonia lui redonne espoir. En fait putes et voyantes sont très proches l'une de l'autre. Si la prostituée exerce le plus vieux métier du monde, la voyante n'est pas nouvellement arrivée sur la place, il suffit de se remémorer la pythie de Delphes ou les diverses devineresses qu'on retrouve dans les plus vieilles légendes de l'histoire du monde. Et c'est bien normal puisque toutes deux s'adressent aux mystères les plus secrets de l'Homme à savoir, sa sexualité et les coins cachés de son esprit. Elles ont toujours existé et existeront toujours car elles nous permettent de lever, discrètement, le voile sur nos tabous.

Anne se hâte pour être à l'heure à son rendez-vous. Sonia loge rue Cadet, juste en face de la Grande Loge Maçonnique. Au deuxième étage une plaque de cuivre rouge : « Sonia - Voyance et tarots - Sur rendez-vous ». Anne sonne et la porte  s'ouvre quasi immédiatement.

  • - « Oui?...»
  • - «J'ai rendez-vous»
  • - «Je vois ... Entrez!»

Anne pénètre dans le salon où exerce l'augure. Eclairage discret, lourdes tentures de velours. Un canapé s'avachit le long d'un mur, sous un miroir. Au centre de la pièce, une table ronde et deux chaises. Un parfum lourd et entêtant flotte dans l'air.

  • - «Asseyez-vous mademoiselle. Que puis-je pour vous? Avenir professionnel ou sentimental? Boule de cristal ou tarots?»
  • - «Heu! Plutôt sentimental, enfin ...»
  • - «Détendez-vous, je suis ici pour vous aider, vous n'avez rien à craindre»

Tout en parlant avec un accent Roumain à la Elvire Popesco, Sonia fixe la jeune femme de son œil vif et noir.

Tout l'art de la voyance consiste à faire parler son client et avec un maximum de psychologie, en déduire les réponses qu'il veut entendre. Pour cela, rester dans le vague le plus longtemps possible jusqu'à ce qu'on ait bien compris la personnalité du sujet et le problème réel qui l'amène à vous. Après il n'y a plus qu'à entretenir le feu sous la cendre. Dans le cas de Anne, la voyante a rapidement découvert le but de sa visite. Quelques questions adroites aidant, Sonia devine que la jeune femme attend le Prince Charmant. Quelques prévisions floues et la pythie lui conseille de revenir dans une dizaine de jours.

  • - «Installez-vous monsieur Paul. La boule de cristal comme d'habitude?»
  • - «Oui, s'il vous plaît.»
  • - «Un instant, je me concentre. Hé bien! Hé bien! je vois, il me semble ... Une jeune femme croise votre chemin, elle est jeune, elle vous cherche mais elle ne le sait pas.»
  • - «Ah? Et alors?»
  • - «Attendez.... Je la vois mieux, elle est brune avec un grain de beauté au coin de la lèvre supérieure et ... Oh! excusez-moi, je ne vois plus rien, l'image est floue.»
  • - «Je vous remercie, je repasserai une autre fois. Encore merci. Au revoir.Voici vos trois cents francs.»

 

  • - «Entrez mademoiselle, vous êtes déjà venue, je crois.»
  • - «Oui madame, il y a une dizaine de jours, vous m'aviez conseillé de repasser»
  • - «Je vais vous tirer les cartes, vous êtes d'accord?»
  • - «Ben? c'est bien ça?»
  • - « Les premières fois c'est ce qu'il y a de plus pratique. Bon, alors voyons, dix de trèfle, roi de carreau, bien ... votre situation n'a pas changé depuis la dernière fois qu'on s'est vues. Tiens! Le roi de cœur, c'est très bon ça! C'est même excellent. Le roi de cœur sur la dame de pique, la dame de pique c'est vous.»
  • - «Ah? C'est moi?»
  • - «Vous allez faire une rencontre importante, prochainement... un homme.Voilà, pour aujourd'hui c'est tout ce que je peux dire. Revenez la semaine prochaine, je prendrai ma boule de cristal, je pense avoir de meilleurs résultats!»
  • - «Merci madame. Une rencontre importante ...»
  • - «Oui, j'en suis certaine ma petite!»

La semaine suivante quand Anne se rend chez Sonia, celle-ci est occupée avec un client et lui demande d'attendre un moment dans un fauteuil, unique meuble de l'entrée . Dix minutes passent puis la porte du cabinet de la voyante s'ouvre et Sonia raccompagne son visiteur. Comme les trois personnes se retrouvent face à face, la cartomancienne fait les présentations.

  • - « Anne, je vous présente monsieur Paul!»
  • - «Enchantée!»

Paul sort et la jeune femme brune au gain de beauté le remplace dans le cabinet de Sonia.

En descendant l'escalier, Paul est visiblement troublé. Sonia lui a annoncé une rencontre importante pour aujourd'hui et il se souvient très bien de la description d'une femme qui le chercherait et dont lui a parlé la voyante il y a plusieurs semaines. Et si c'était la jeune personne qui vient de lui être présenté. Comment s'appelle-t-elle au fait, Annie, non ! Anne ! Oui c'est cela. La coïncidence est trop forte, c'est certainement le signe du destin qu'il attend depuis des années.

Sorti de l'immeuble, Paul se rend au café qui fait l'angle avec le boulevard. Il commande un bock et du comptoir surveille la porte cochère d'où sortira Anne. Son attente est vite récompensée, à peine un quart d'heure et la jeune femme remonte déjà la rue Cadet vers la station de métro. Paul lui emboîte le pas et la rattrape au contrôle des billets.

  • - «Mademoiselle!»
  • - «Oui?»
  • - «Euh! ... On nous a présentés tout à l'heure, vous vous souvenez?»
  • - «Oui, mais?»
  • - «Vous allez par là, moi aussi, c'est curieux ce hasard»
  • - «Hasard... vous avez dit hasard, comme c'est bizarre!»
  • - «Ah! je remarque que vous aimez le cinéma. Justement en ce moment il y a un très bon film qui passe à la cinémathèque...»

Trois mois plus tard, madame Sonia recevait un faire-part de mariage « Merci mille fois pour vos prédictions si justes, notre vie en est toute illuminée. Anne et Paul. »

Sonia rangea la lettre dans son album dédié à cet usage et consulta son carnet de rendez-vous. « A qui le tour maintenant ? »

 

                        

    

     

18:32 Publié dans Nouvelles | Tags : la voyante, les putes | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | | |