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20/12/2008

Le manège des goélands

              Le taxi roulait à vive allure sur la petite route départementale. Nous avions quitté la ville depuis un bon quart d’heure et déjà nous étions en pleine campagne, au milieu des champs gras et verts où les vaches noires et blanches broutaient consciencieusement, sans un regard vers la petite auto qui filait sur l’asphalte rendu humide par une ondée récente.

            J’aurais voulu qu’on s’arrête, ne serait-ce qu’un instant, pour fouler cette terre riche, humer l’air vif de la campagne et toucher l’écorce de ces arbres âgés qui s’inclinaient respectueusement vers la chaussée pour mieux nous voir passer. Hélas ! Le chauffeur avait des ordres précis. Il devait me prendre à la gare, comme tous les samedis, au train de 11h28 et me ramener chez mes parents, directement, sans aucun détour ou arrêt. Il était payé pour cette mission, bien payé d’ailleurs, et il n’était pas question pour lui d’y déroger.

            Tassé sur la banquette arrière, je me contentais de regarder filer ce paysage connu qui me rapprochait un peu plus, à chaque tour de roue, de mes parents. Depuis trois ans, j’étais en pension dans un internat de Rouen où je passais la semaine, ne rentrant que le week-end et pour les congés scolaires.

            Le taxi quitta la route peu après le grand chêne qui poussait incongru au milieu de pommiers noueux et s’engagea sur un chemin pierreux qui menait à la maison. La voiture bringuebalait en s’engouffrant dans la cour de la ferme, où la boue remplaçait la pierraille du sentier. D’un coup de klaxon le chauffeur signala notre arrivée à la maisonnée.

            Mon père sortit de l’appentis où il bricolait et vint à ma rencontre. Ses bottes en caoutchouc émettaient un bruit de succion déplaisant. Il prit mon sac de voyage, tendit un billet au chauffeur qui releva sa vitre avant d’entamer un demi-tour, puis, m’embrassant sur la joue, « Viens ! Ta mère nous attend ! ».

            Maman était dans la cuisine, comme toujours pourrait-on dire, car elle y passait des heures entières, soit à préparer des conserves ou des confitures, soit à y mitonner le repas et entre chaque cérémonie c’était la vaisselle qui l’y retenait. « C’est toi mon chéri ? Je t’ai fait une belle tarte aux pommes. Tu es content ? ».

            Toutes les semaines, maman me faisait la « surprise » d’une tarte aux pommes, heureusement elle la faisait divinement.

            Je montais dans ma chambre pour échanger ma tenue de ville, cet ignoble costume et sa cravate qui me faisaient penser à une tenue de bagnard avec une laisse au cou…J’enfilais un jean et une chemise en coton fleurie. Je commençais à me sentir revivre. Je vidais mon sac, le linge sale de la semaine, dans le panier de la salle de bain et mes quelques cahiers de classe sur mon petit bureau. Une bonne odeur de cuisine montait jusqu’à mon étage et sans plus tarder je retrouvais mes parents dans la grande salle à manger.

            Une longue table de bois trônait au milieu de la pièce, recouverte d’une nappe en toile cirée, les couverts étaient disposés, le pain tranché et maman apportait une cocotte fumante. Mon père, assis à un bout, dos à la cheminée, se servait un verre de vin rouge. Un seul verre par repas et le week-end seulement, comme une récompense. Maman et moi ne buvions que de l’eau qui provenait d’une source bégayante au fonds du jardin. Cette eau avait un goût de terre mais c’était notre eau et nous nous y étions habitués avec les années.

            « Alors, comment s’est passée cette semaine ? As-tu bien travaillé ? J’espère que tu as bien mangé, la semaine dernière tu nous as dit que la cantine devenait de plus en plus infréquentable. Et ton copain Alain, qu’est-ce qu’il a fait comme bêtises cette semaine ?»

            « Allons, M’man, laisse le manger tranquillement … »

A chaque fois c’était le même rituel, maman m’assommait d’une avalanche de questions dont elle n’écoutait pas réellement les réponses. Je répondais par bribes de phrases, des grognements ou des ellipses selon le degré de confidence que je voulais lui accorder. Après les questions terre-à-terre de ma mère, nourriture, copains et météo à Rouen, c’est mon père qui lançait la conversation sur mes études ou les résultats sportifs de la semaine écoulée. L’interrogatoire durait le temps du repas et après j’étais libre pour le reste du week-end.

Pendant que ma mère disparaissait en cuisine après avoir desservi la table, mon père enfilait ses bottes et retournait à ses travaux de bricolage ou de jardinage, selon le temps et la saison. Moi, je montais dans ma chambre, parmi mes livres et mes premiers disques, ces 45 tours aux pochettes colorées qui éveillaient en moi un sentiment diffus de liberté et d’horizons inconnus et mystérieux.

Les années 60’ étaient entamées depuis un bon moment, un vent exaltant semblant porter une rumeur montante se profilait à l’horizon. Et ce vent, je sentais que je l’écouterais. Je branchais le pick-up, mon cadeau du dernier Noël, obtenu à force de jérémiades et promesses non tenues de carnets scolaires irréprochables. D’un geste parfait, je sortis la galette noire de sa pochette sans mettre les doigts dessus et la posais sur le plateau. J’amenais le bras au dessus du sillon et quand le saphir entra en contact avec le disque, comme je me laissais tomber sur mon lit, le tube des Equals retentit à plein volume « Come back, baby come back ». Je remis le disque trois fois de suite, comme un somnambule, hypnotisé par la violence velouté de la voix du chanteur et la puissance irrésistible du morceau. Enfin calmé, tel un malade ayant attendu trop longtemps l’infirmière et sa morphine, je restais étendu sur mon couvre-lit, les bras en croix, laissant mon esprit refaire surface.

 

Tendant mon bras vers la table de nuit, je saisis le télégramme chiffonné et le relus pour la centième fois, mon cerveau ne pouvant croire ce que mes yeux lisaient. Je me roulais en boule sur la courtepointe du lit et laissais mes larmes couler, réprimant un sanglot qui me bloquait la respiration. La vie me rattrapait , moi qui pensais pouvoir vivre à la marge, cette lisière entre réalité et rêve, ce no man’s land où tout est agréable, sans soucis ni contraintes, ce pays qui ignore les responsabilités de la vie adulte et ne connaît que les rêveries utopiques des adolescents attardés. Confronté tardivement à cette réalité, le prix à payer n’en était que plus élevé.

 

« Descend, ton père a besoin de toi ! » La voix de ma mère me sort de ma torpeur et me redressant je constate que le bras du pick-up arrivé au centre du disque, crachote furieusement. Je range l’électrophone et retrouve mon père dans l’entrée. Il a troqué ses bottes contre une paire de mocassins et passé une veste en velours côtelé.

« On va aller en ville faire quelques achats, j’ai besoin de ton aide. Tu peux conduire la voiture » L’occasion était trop belle, conduire la voiture familiale un privilège rare. Je n’avais pas encore passé mon permis de conduire et mon père m’autorisait de temps à autre, quelques kilomètres de conduite jusqu’aux abords de la ville. C’était un bon exercice pour m’habituer au volant, disait-il. Vingt minutes plus tard, je garais le véhicule sur le parking municipal à quelques dizaines de mètres de la quincaillerie où mon père devait faire l’achat d’un rouleau de fil de fer galvanisé, d’un sac de ciment et d’une truelle ainsi que d’une paire de gants renforcés aux paumes. Nous chargeâmes le coffre de l’auto puis mon père regardant sa montre et constatant que nous étions en avance sur le planning qu’il s’était fixé pour l’après-midi proposa d’aller boire un verre dans un bar tout proche.

Le « Tabac de la place » dont le nom résumait bien sa situation, outre sa petite salle et son baby-foot massif offrait la possibilité de s’asseoir dans deux sortes d’alcôves proposant quatre places de banquette d’un velours râpé en demi-cercle autour d’une table en mica luisant. Mon père m’y entraîna, une table y était libre. La salle bruissait des conversations animées des consommateurs accoudés au bar, qui pariant sur le résultat d’un match de football, qui vantant les prouesses techniques d’un nouveau modèle Peugeot. Couvrant le tout, l’agitation forcenée d’un quatuor autour du baby. Le patron délaissant son zinc, vint prendre notre commande et quelques instants plus tard une bière et un soda marronnasse et pétillant tiédissaient lentement devant nous, posés sur un petit carré de carton vantant les mérites d’une blonde Belge. Nous n’avions pas encore échangé un mot depuis notre arrivée, douillettement installés dans cette ambiance bruyante et enfumée.

« Tu fumes ? » Je n’en revenais pas, mon père venait de sortir son paquet de cigarettes et m’en proposait une. « Fais pas l’innocent ! Tu ne vas pas me faire croire que tu n’as jamais fumé. Les parents ne sont pas très futés, mais il y a des limites … » D’un court mouvement sec du poignet, il dégagea une cigarette du paquet cartonné d’où un chameau langoureux semblait me reluquer entre ses longs cils.

Nous passâmes une paire d’heures à discuter. C’était la première fois que nous avions des rapports adultes, d’habitude comme par un accord tacite, nous nous cantonnions dans des relations père/enfant très succinctes. D’abord intimidé, pour ne pas dire gêné, je me laissai aller et la conversation aborda des aspects intimes de nos personnalités que nous ne nous connaissions pas.

En sortant, une femme au maquillage dégageant un je ne sais quoi de vulgaire, salua mon père d’un sourire engageant. « Tu la connais ? » Demandais-je, étonné que mon père puisse connaître une femme autre que ma mère. « Vaguement, c’est madame Raymonde … » Mon père ne tenait manifestement pas à s’étendre sur le sujet. Nous reprîmes la voiture, lui conduisant en silence, moi me remémorant ces instants chaleureux. Nous avions ré-endossé les costumes de nos rôles habituels.

Mon père rangea la voiture dans le garage et commença à en vider le coffre pendant que je filais à la maison. Le soir tombait lentement et ma mère, sous l’abat-jour du salon qui dispensait chichement sa luminosité, lisait un article dans un journal féminin, certainement son Femmes d’aujourd’hui auquel elle était abonnée depuis des années, y puisant ses recettes de cuisine et les patrons des pulls qu ‘elle tricotait durant les longues soirées d’hiver. Le poste de TSF qui trônait sur un guéridon placé entre deux fauteuils de cuir avachi, répandait en sourdine des mélodies susurrées par des crooners américains. Une vague odeur de mijoté flottait dans l’escalier alors que je regagnais ma chambre. La soirée s’annonçait tranquille, c’est à dire mortelle.

Je pris un bouquin dans ma petite bibliothèque, une édition de poche consacrée à l’expédition du Kon-Tiki conduite par Thor Heyerdahl, ce radeau qui traversa le Pacifique, et j’embarquai pour un de ces voyages exotiques qui font rêver les adolescents.

Une heure plus tard quand je descendis pour le repas, l’odeur de mijoté embaumait tout le rez-de-chaussée et pommes de terre et lardons suant dans la cocotte attendaient que nous passions à table. Après le repas, mon père se retira dans son bureau pour mettre à jour les comptes de l’exploitation familiale. Je proposai à ma mère de lui faire la vaisselle en bon fils que j’étais.

La soirée se passa entre le poste de radio, qui diffusait une pièce policière très british, et la cheminée, où brûlait un feu de bois dont les crépitements soudains et les lueurs sautillantes sur les murs en rajoutaient au mystère ambiant. La pièce terminée, comme le jingle des réclames retentissait, ma mère rangea son tricot et sa laine dans la boîte à ouvrage ce qui était le signe que tout le monde devait se coucher. Mon père plia son journal qu’il avait distraitement parcouru, se leva et ferma les lourds volets de bois du rez-de-chaussée avant de suivre ma mère vers l’étage. « Bonne nuit, fils ! ».

Le dimanche matin, la maisonnée était debout de bonne heure car le programme était chargé pour ma mère qui avait déjà fait passer le café et préparé les tartines.

 

Un mug de café à la main, je tourne dans l’appartement exigu à la recherche de ma valise, la remplissant à la va-vite de chaussettes et autres vêtements de rechange. Un verre d’eau pour la plante verte du salon, mon chéquier récupéré dans un tiroir de la commode et je file vers la gare.

 

  Elle devait satisfaire le corps et l’esprit, le temporel et l’intemporel, nous préparer un repas dominical digne de ce nom mais néanmoins prendre le temps d’assister à la messe. Mon père suivait le mouvement, non pas pour le soin de son âme mais pour son estomac dont les exigences étaient plus pressantes. Et moi, je faisais comme mon papa, tout pareil !

La messe dite puis le déjeuner digéré, le rituel voulait que nous sortions tous les trois, pour une promenade pédestre qui nous éloignait du bourg et nous rapprochait de la mer où l’air iodé et plus vif, devait selon ma mère, développer mes poumons d’enfant encore en cours de croissance et nettoyer ceux de mon père encrassés par le tabac. Nous suivions la petite route côtière jusqu’au calvaire dressé sur la falaise qui domine la modeste plage où les gamins du village allaient se baigner l’été. Arrivés là, après quelques réflexions bien senties concernant l’immensité de la mer, les bienfaits du climat marin et le manège des goélands dans le ciel, d’un commun accord tacite nous revenions lentement vers la maison, mes parents rassurés car conscients, qu’il en serait ainsi tous les dimanches que dieu fait.

 

Pourtant un jour, il y a déjà bien longtemps, mon père nous a quittés. Las de la promenade dominicale et des soirées douillettes devant le poste de TSF, il est parti avec un maigre sac et l’opulente madame Raymonde. Nous n’avons plus jamais eu de ses nouvelles et depuis, ma mère s’est recroquevillée dans ses souvenirs des jours heureux.

 

Rentrés, ma mère me préparait un casse-croûte de terrassier (qu’elle emballait dans une page du journal que mon père n’avait pas fini de lire et qu’il réclamerait tout à l’heure) pendant que je finissais de ranger mon sac de voyage et que mon paternel approchait la voiture pour me reconduire à la gare d’où je prendrais le train qui me ramènerait au pensionnat.

 

De nombreuses années plus tard, aujourd’hui, en sortant de la gare, l’enfant que j’espérais demeurer n’est plus, définitivement. C’est un adulte qui monte dans le taxi afin d’aller embrasser sa mère pour la dernière fois.