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21/11/2010

Le Père Tanguy

Tout cela remonte si loin maintenant. Son nom véritable c’était Tanguy, cela j’en suis certain car il était écrit sur la porte vitrée de sa boutique. « Marchand de couleurs » telle était sa profession. Ca fait rêver quand on y pense, marchand de couleurs c’est un peu comme marchand de rêves, de l’impalpable, de l’évanescent. Le soir après l’école souvent nous passions à son magasin avec mes camarades. J’avais toujours une légère appréhension quand je poussais la porte qui déclenchait la mise en branle d’un carillon tintinnabulant, la peur de réveiller des présences endormies, de rameuter des esprits au loin en allés.

Quel paradoxe, si l’enseigne promettait des couleurs, l’intérieur de l’échoppe n’était qu’un vaste capharnaüm plongé dans une pénombre qui l’espace d’une seconde à peine retenait d’entrer le client, craignant de déranger ou d’importuner un commerçant sur le point de fermer sa boutique. Le Père Tanguy comme l’appelait familièrement son voisinage, sans être désagréable n’était pas non plus aux petits soins pour ses rares clients, d’ailleurs on se demandait s’il faisait ce métier pour en vivre ou bien s’il s’agissait d’un passe-temps comme d’autres ont la pêche ou la belote au bistrot.       

Seuls les habitués fréquentaient le commerce, nos mères venaient y acquérir du savon de Marseille ou des lessives, des artistes locaux pouvaient se fournir en tubes de gouache et pinceaux de tous poils. Une véritable caverne d’Ali Baba, un fouillis inextricable de cartons entrouverts, d’étagères surchargées de trucs et de machins non identifiés, du plafond pendaient des balais de paille et à brosse, dans un coin près de la caisse, sur un carton une tête de mort dessinée à la va vite signalait que la zone recelait les produits toxiques ou dangereux, alcool à brûler, acides et mort aux rats ou autres horreurs. Pour accentuer ces excès de déballages et ces empilages peu fiables qui nous brouillaient presque la vue, il fallait aussi que des parfums entêtants de cosmétiques et produits d’entretien ménager nous agressent l’odorat dans le même temps. Le vertige nous enveloppait dans un délicieux et troublant voile mystérieux auquel, enfants, nous n’étions pas habitués ce qui ne pouvait qu’exalter nos imaginations encore pleines des récentes lectures d’aventures exotiques ou d’explorations de contrées inconnues.

Nous les gamins nous venions, parfois pour des pastilles d’aquarelle avant le cours de dessin, mais plus certainement pour admirer les billes de terre et de verre qui nous attendaient dans de grands bocaux entassés dans la vitrine. Comptant nos sous, nous les dévorions du regard et estimions le nombre de calots que nous pourrions nous payer avec notre magot. Souvent « Le Chinois » nous surprenait, arrivant sans bruit dans notre dos, en pleine discussion à voix basse sur les mérites de telle ou telle qualité de bille.

Nous le surnommions ainsi depuis le jour où venus faire un achat, ayant attendu trop longtemps à notre goût qu’il paraisse, nous avions timidement et groupés, tenté d’attirer son attention en allant le dénicher dans son arrière boutique. Ecarté le rideau de toile froncée et toussotant pour nous faire entendre, nous l’avions surpris à notre tour, somnolant dans un canapé effondré. La pièce particulièrement étroite était tapissée d’un papier imprimé de motifs asiatiques dans les tons du revêtement du large fauteuil. Geishas en kimonos colorés, diables rouges et autres chinoiseries nous avaient fortement impressionnés au point désormais d’en faire un sobriquet facile pour moquer gentiment le Père Tanguy.

Le bon bougre ne nous avait pas tenu rigueur d’avoir empiété sur son intimité, sa courte barbe et son gros pif semblant vivre sa propre vie tentèrent peut-être de nous imposer le respect mais ses grands yeux larmoyants opposaient un démenti formel à toute attitude menaçante. A partir de ce jour, une amitié tacite et muette naquit entre nous et « le Chinois » et toute forme d’appréhension disparut quand nous poussions la porte du marchand de couleurs.

 

101121 Le père Tanguy.jpgVan Gogh  Le Père Tanguy  1887-1888 – Huile sur toile 65 x 51 cm – Athènes Collection Stavros S. Niarchos