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20/04/2007

Le voyageur sans bagage

Nous sommes arrivés ici peu de temps après les grosses chaleurs de l’été, le paysage était désolé, les herbes sèches et jaunes craquaient sous nos pas et les arbres squelettiques tendaient leurs maigres branches vers les cieux comme pour implorer une averse salvatrice qui ne venait jamais. La maison, un vaste bungalow de bois, comme une ancienne cabane de trappeur retapée nous était louée pour une durée indéterminée par un habitant de la région, vague cousin éloigné ou par alliance je n’ai jamais bien compris, de ma femme. 

            Nous avions décidé de quitter la grande ville où nous habitions depuis de nombreuses années, depuis toujours en fait, après de longues discussions où nous pesions le pour ou le contre de notre dilemme. Le rêve écolo comme son nom l’indique, est un rêve et dans les rêves tout est toujours possible mais dans la réalité c’est une autre affaire. Si la solitude a ses avantages, ses inconvénients ne sont pas négligeables et nous en avions tenu compte dans nos réflexions, bref, après une longue période d’hésitation nous nous étions lancés. L’appartement vendu à la va-vite et l’essentiel de nos maigres biens entreposés chez un garde-meubles pour ne plus nous donner la possibilité d’un retour en arrière, nous étions partis sur les routes à bord de notre pick-up Toyota, le chien Dick à l’arrière, à la recherche de notre « terre promise ». Comme souvent, la chance sourit aux innocents, du moins dans un premier temps, puisque c’est un appel reçu sur le portable qui au cours de la conversation nous indiqua la possibilité d’emménager dans cette maison, en supposant que la région nous plaise car bien éloignée des axes routiers principaux, et qu’elle soit encore habitable car il y avait bien longtemps qu’on y avait été voir. Un examen de la carte routière et une accélération du véhicule nous propulsèrent rapidement sur ce plateau désertique, à quelques kilomètres d’une petite ville de campagne inconnue des touristes.   

            D’emblée nous avons été enchantés, c’était exactement ce à quoi nous avions rêvé sans espérer que ce soit possible. Une maison perdue au milieu de nulle part, plantée sur un terrain plat au flanc d’un mont volcanique planté d’une forêt de sapins. Au sommet du mont creusé en cuvette, un lac miroitait au soleil, ceint de buissons de genêts aux ors éblouissants. Un paysage de carte postale, une photo d’Arthus-Bertrand, dont nous étions devenus un élément bien réel. Adam et Eve n’avaient certainement pas été plus heureux que nous au Paradis. Quant à Dick n’en parlons pas, à peine sorti du pick-up il se lança comme un fou sur une piste alléchante, jappant tant et plus qu’il débusquait des grouses qui s’envolaient d’un vol lourd et contrarié ce qui l’énervait encore plus.  

            Nous nous sommes installés et avons vécu là sans soucis durant plusieurs mois, bénéficiant d’un hiver clément pour notre première année à notre plus grande satisfaction car nous étions loin d’avoir préparé la maison à affronter une saison rigoureuse. 

Et Jean est entré dans notre vie sans crier gare. Nous étions dans le jardin devant la maison, ma femme disposant sa lessive sur l’étendoir installé au soleil au beau milieu de la pelouse naturelle qui courait jusqu’à l’orée du bois et moi je repeignais la porte d’un petit meuble dont j’avais entrepris la restauration après l’avoir découvert à l’agonie au fond de la cave. Nous ne l’avions pas entendu approcher et il était planté derrière nous, à quelques dizaines de mètres de l’entrée non délimitée de notre terrain. Immobile, il nous regardait sereinement, attendant notre bon vouloir. Même le chien n’avait pas bronché, couché devant sa niche le museau entre ses pattes, il somnolait sans inquiétude aucune. 

            C’est ma femme qui l’a vu en premier et son mouvement de stupeur a attiré mon attention. Je me suis relevé le pinceau à la main et j’ai fait un pas dans sa direction. Peut-être avais-je l’air contrarié ou sur la défensive car immédiatement il a tendu ses deux mains vers moi, paumes ouvertes en signe de non agression et il s’est présenté. « Bonjour ! Je m’appelle Jean. » Sa voix était douce et son visage souriait. J’ai posé mon pinceau, ma femme d’un geste instinctif a remis de l’ordre dans sa chevelure et nous nous sommes avancés vers lui. Le chien resté couché, remuait la queue. « Il fait chaud aujourd’hui, voulez-vous boire quelque chose ? » a proposé mon épouse qui maintenant se rendait à la maison. Sans un mot il l’a suivie et j’en ai fait autant. Arrivé devant les deux marches qui donnaient dans la cuisine, il s’est arrêté un court instant, s’est retourné pour embrasser le paysage d’un œil bienveillant puis il est entré dans la pièce sombre et fraîche grâce aux volets que nous tenions fermés à cette heure de la journée. « Il reste du café. » D’un geste de dénégation il a refusé l’offre mais il a pris un verre qui séchait sur la paillasse de l’évier, l’a rempli d’eau du robinet et s’est assis à la grande table en bois où nous étions tous deux accoudés à le regarder. Il a bu deux petites gorgées, sans bruit. « J’ai fait un long voyage et je suis fatigué ». Sans même nous concerter, d’une seule voix nous lui avons proposé de rester pour la nuit. Il n’avait pas de bagage, excepté une besace en toile usagée qui battait à son flanc quand il se déplaçait. « Ne vous retardez pas dans votre travail à cause de moi. Le soleil est encore haut dans le ciel, la journée est loin d’être terminée. » 

            Nous sommes retournés à nos occupations et quand deux heures plus tard nous sommes rentrés, Jean était toujours assis sur sa chaise devant la table. Son verre était vide et droit sur son siège, les yeux clos, il dormait ou méditait. Embarrassés, nous ne savions que faire et nous n’avons rien fait ; nous sommes restés là, plantés, à le regarder. Enfin il a ouvert les yeux, subitement, nous regardant fixement, un discret sourire à la commissure des lèvres. Rapidement nous avons préparé un dîner très simple de légumes du jardin et de fromage que nous avons partagé en échangeant des propos sur la région et la vie que nous menions ici. Sa voix était très douce, monocorde, teintée d’un léger accent d’origine indéfinie, reposante et calmante comme un baume. Après avoir terminé son fruit, Jean s’est levé et retiré dans le salon qui devait être sa chambre pour la nuit. Peu de temps après, toute la maison était endormie, le chien dans son panier dans la cuisine, Jean sur le canapé du salon et nous dans notre chambre.  

            Quand je suis sorti de notre crèche le lendemain matin, Jean et le chien n’étaient pas là. La porte entrebâillée laissait entrer un rayon de soleil qui venait mourir au pied de la table où les bols du petit-déjeuner nous attendaient à côté de la cafetière fumante. M’approchant de la fenêtre j’aperçus Dick qui furetait dans les herbes hautes à la limite de notre terrain, quant à Jean, assis dans la position du lotus les mains jointes entre les cuisses et le dos bien droit, il méditait face au soleil levant. Un léger souffle de vent animait ses cheveux longs tombant sur sa  tunique de lin blanc.

Jean est resté chez nous quatre jours, aussi discret qu’il soit possible, parlant très peu et seulement pour répondre à nos propos. Toujours aimable, serviable, anticipant imperceptiblement nos besoins, me tendant le sel avant que je ne le demande, rapportant du jardin une salade avant que ma femme n’en exprime le désir, ouvrant la porte avant que le chien n’y gratte pour rentrer. Durant ces quatre jours le vide prit de l’épaisseur, les silences semblaient lourds de sens, notre petite communauté bien que réduite à sa plus simple expression devint un monde, nous nous sentions plus forts, soutenus par une force invisible émanant de la présence de notre invité. Cette courte période parut une éternité et ce n’est que bien plus tard après ces évènements que nous réalisâmes qu’elle avait été si brève. Nous vécûmes ces jours comme dans une bulle, une fissure dans l’espace temps, comme si le Grand Manipulateur avait enclenché la touche « pause » du magnétoscope divin. C’est du moins le sentiment qui nous reste aujourd’hui à ma femme et moi quand nous évoquons parfois, cette période de notre vie. Mais à la vérité, nous n’aimons pas beaucoup en parler car trop de mystère entoure cette zone de nos souvenirs et trouble nos certitudes. Ces dernières réflexions vous étonnent certainement, mais c’est parce que je ne vous ai pas encore tout dit. 

            Jean s’en est allé après son court séjour sous notre toit, il est parti comme il était arrivé, sans prévenir. L’après-midi du quatrième jour alors que le soleil déclinait à l’horizon, notre vieux coq qui se contentait toujours de coqueliner modestement pour exprimer sa virilité sur le retour, se lança dans un clairon puissant qui surprit le chien, le poussant à japper de concert. Jean est alors sorti de la maison, sa besace dans le dos, il est venu à nous, souriant comme à son habitude. « Je dois partir. Merci pour tout et surtout pour le reste… » Ma femme et moi nous sommes regardés, interloqués. Jean n’a pas attendu notre réponse, il s’est éloigné de son pas nonchalant et souple, une caresse à Dick et il disparut dans la forêt. 

            Deux jours plus tard, un fourgon bleu de la gendarmerie se garait devant notre bicoque. Les deux képis vinrent à nous et l’officier expliqua le but de sa visite. « Nous sommes à la recherche d’un individu nommé Miroslav Postic, un ancien snipper de la guerre de Bosnie ; il est blond, cheveux longs, vêtu d’une tunique blanche et son bagage se résume à une besace. Il est très dangereux. Il a égorgé trois fermiers dans le département ces derniers mois et il serait suspecté d’autres crimes dans les régions avoisinantes. L’avez-vous aperçu ? »  

            Nous n’avons jamais su pourquoi, mais sans même nous concerter, d’une seule voix, nous lui avons répondu que nous n’avions vu personne passer dans le coin depuis de nombreuses semaines. Par la suite nous avons essayé de suivre les progrès de l’enquête mais ni la télévision, ni le journal local que nous achetions de temps en temps quand nous allions en ville ne se firent l’écho d’une arrestation. Jean s’était évanoui dans la nature. Pour toujours ?