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21/07/2009

Nous rirons moins fort la prochaine fois

                 Paris ! Elle y arrivait enfin. Le voyage lui avait semblé interminable. Elle avait quitté la petite maison familiale le matin de bonne heure et elle se retrouvait maintenant sur le parvis de la gare Montparnasse, seule et perdue dans la grande ville.

Annette avait toujours vécu à Plorec-sur-Arguenon, un modeste village des Côtes du Nord, non loin de Dinan. La gare la plus proche se trouvait à cinq kilomètres à Landébia. C'est le pharmacien qui l'avait conduite à la station ; il devait y passer lui-même, pour y retirer un colis de produits pharmaceutiques en provenance de Rennes. Annette avait donc profité de la voiture. A vingt ans, elle n'avait jamais été plus loin que Landébia, et encore ! deux ou trois fois l'an pour y accompagner ses parents à la foire aux bestiaux.

                 Annette aimait son village et s'il n'avait tenu qu'à elle, elle y serait restée jusqu'à sa mort, mais le destin, en l'occurrence le chômage la forçait à partir, à s'exiler. La petite ferme de ses parents ne pouvait les nourrir tous, elle et ses quatre frères. Ceux-ci trouvaient encore à s'embaucher comme journaliers dans les exploitations de la région mais la petite était trop maigrichonne pour les travaux de la ferme et les éventuels patrons n'en voulaient pas.

Finalement, par relations elle avait déniché une place de domestique à Paris. Une amie d'enfance de sa mère avait une fille qui vivait dans la capitale, assez bien d'ailleurs selon la rumeur, et elle cherchait une bonne. L'affaire s'était conclue par courrier entre ses parents et ses futurs employeurs. Et aujourd'hui elle était là, dans la ville bruyante et animée, sa méchante valise à la main, un peu perdue.

                  Fouillant la poche de son imperméable fripé elle en ressortit une lettre toute froissée d'avoir été lue et relue sans cesse depuis une semaine. L'adresse de ses patrons s'y trouvait inscrite, en haut à gauche, ainsi que leur numéro de téléphone ce qui était un luxe rare à cette époque. Annette se fraya un chemin à travers la foule qui allait et venait devant la gare. Elle demanda à un agent de police le moyen de se rendre rue des Petits-Champs et celui-ci lui indiqua l'autobus. Après s'être fait expliquer où descendre par le receveur, elle alla s'asseoir près d'une vitre. Il pleuvait légèrement, les gouttes d'eau et la buée gênaient la visibilité. Annette trouva la grande ville triste et agitée. A la station suivante des gens montèrent et vinrent s'installer en face d'elle. Sa valise l'encombrait et ne sachant qu'en faire, elle se leva et continua le voyage sur la plate-forme à l'arrière, en plein vent.

                   Rue des Petits-Champs la ville sembla plus calme, les passants étaient rares et la rue avait quelque chose de provincial qui rassura la jeune femme. Arrivée devant le numéro seize, elle s'arrêta devant l'immeuble, relut l'adresse encore une fois et entra sous le porche. Elle frappa chez la concierge et la porte s'ouvrit presque aussitôt.

  • - Qu'est-ce que c'est? Aboya la bignole.
  • - Heu...! Madame Clément s'il vous plaît.
  • - Troisième gauche et n'oubliez pas de vous essuyer les pieds. Je viens juste de cirer les escaliers. L'ascenseur est en panne jusqu'à demain.
  • - Merci madame.

La pipelette claqua la porte de sa loge. Annette se dirigea vers l'escalier, sa valise lui pesant de plus en plus. Arrivée à l'étage elle souffla un instant avant de sonner. Au bout d'un moment la lourde porte en chêne s'ouvrit et une femme l'accueillit.

  • - Mademoiselle ...?
  • - C'est pour la place de bonne. Je m'appelle Karadec, Annette Karadec.
  • - Ah! Oui! Entrez.

Annette pénétra dans l'appartement, timidement. L'intérieur était cossu et reflétait un confort bourgeois qui l'impressionna. La maîtresse de maison l'entraîna vers le salon où un homme d'une cinquantaine d'années assis dans un fauteuil profond, lisait Le Monde en fumant une cigarette blonde.

  • - Georges...
  • - Oui...
  • - Georges! Voici notre nouvelle domestique, vous savez, la petite Karadec, je vous en ai parlé.
  • - Très bien, occupez-vous en mon amie.

Après quelques questions d'ordre général, sa famille, la vie qu'elle menait en Bretagne, on en vint au principal.

  • - Ma petite Annette vous connaissez le montant de vos gages, il n'y aura pas de problème de ce côté là?
  • - Non madame.
  • - Bon! Alors voici en quoi consistera votre service. Nous sommes quatre. Mon mari et moi que vous connaissez et nos deux enfants. Pierre notre fils et Sophie sa sœur. Ils sont étudiants tous les deux. Mon mari comme vous le savez est avocat. Vous devrez vous occuper du ménage et de la cuisine de tous les jours. Quand nous recevons, nous engageons des extras. Maintenant je vais vous montrer votre chambre.

La pièce se trouvait au fond de l'appartement, pas très grande mais propre et claire. Un lit à une place, une armoire à glace, un fauteuil usagé et une petite commode constituait le mobilier. Dans un coin de la chambre, dissimulé par un paravent, un lavabo avec une petite étagère et une glace fêlée.

  • - Je vous laisse vous installer. Vous trouverez votre tablier dans l'armoire. Je vous attends au salon.
  • - Merci madame.

Annette se retrouva seule dans la chambre, sa chambre. Voilà, ce serait là son chez-elle dorénavant. Ce n'était pas trop mal, une fois personnalisé par des photos et quelques fleurs ce serait même charmant. Elle se hâta de ranger ses affaires dans l'armoire, passa une jupe propre et un chemisier neutre et après avoir noué son tablier sortit de sa chambre pour prendre son premier service.

Madame Clément la conduisit vers la cuisine. La souillarde était spacieuse et aménagée de façon fonctionnelle.

  • - Tous les lundis je vous donne la liste des menus pour la semaine et vous l'accrochez à ce mur. Une fois par mois je vous remets l'agent pour les dépenses courantes et vous le mettrez dans ce tiroir avec le livre de comptes que je consulte de temps à autre. Le petit-déjeuner doit être servi à 8h30, le déjeuner vers 12h30 et le dîner à 21h. Si vous avez le moindre problème, vous me consultez. Je crois qu'il va être temps de vous mettre à vos fourneaux. Bonne chance Annette.
  • - Merci madame.

Le menu du soir était simple et ne demandait pas de qualités de cordon bleu. Elle fit le service un peu maladroitement mais madame Clément la conseilla. Les deux adolescents la regardaient à la dérobée et chuchotaient entre eux. Tout compte fait, la soirée se passa sans incidents. Quand Annette alla se coucher peu après 23h, elle était fourbue.

               Un bon mois avait passé, la jeune bretonne s'était habituée à son nouveau métier, travailleuse les Clément ne se plaignaient pas d'elle. Dans le quartier, les commerçants la connaissaient et la trouvaient charmante avec ses manières de provinciale. Son sourire timide mettait les gens en confiance. Le boucher ou la boulangère lui demandaient des nouvelles de sa Bretagne et c'est avec plaisir qu'elle leur parlait de son pays. Ca lui faisait du bien de pouvoir parler de chez elle, ainsi elle gardait le contact avec sa terre natale. Tant qu'elle pourrait parler de Plorec-sur-Arguenon avec chaleur et foi comme elle le faisait, elle resterait une vraie bretonne. Annette aimait bien Paris, tout du moins son quartier puisqu'elle n'en sortait jamais, mais elle ne voulait pas devenir une parisienne.

C'est surtout l'épicière qui aimait discuter avec Annette, mais comme elle s'en était aperçue bien vite, la commerçante avait une idée en tête. Elle voulait surtout savoir comment vivaient les Clément, qui ils voyaient etc... Là-dessus Annette était très discrète car elle estimait que cela ne regardait personne aussi éludait-elle les questions trop indiscrètes. Secret professionnel en somme.

La petite bonne connaissait son service maintenant et elle s'était organisée au mieux afin de faciliter son travail. Le matin elle se levait à 7h, se préparait et se rendait immédiatement à la cuisine. Là, elle rangeait quelque plat ou casserole qu'elle avait laissé sécher de la vaisselle du soir. Ensuite elle consultait ses menus de la journée et dressait la liste des courses. Enfin elle servait le petit-déjeuner dans la salle à manger vers 8h30. Les Clément petit déjeunaient chacun leur tour, ou par deux, selon leurs emplois du temps. Georges avalait en vitesse un café brûlant et filait au Palais de Justice, Pierre et Sophie arrivaient en suite, prenaient un thé avec des toasts recouverts de confiture avant de se rendre à leur fac', comme ils disaient. Christiane était toujours la dernière levée. Elle buvait son thé, mangeait un fruit de saison et retournait se coucher une petite heure, pour faciliter la digestion disait-elle. Annette en profitait pour faire le ménage dans les pièces communes avant de s'attaquer aux chambres des étudiants. Madame ne sortant de la sienne que vers midi, elle occupait sa matinée en courses et préparatifs pour le repas. Dès que Christiane quittait sa chambre, Annette allait y faire du rangement et retaper le lit, enfin il était 12h30 et elle servait le repas. 

L'après-midi tout le monde désertait l'appartement, les étudiants allaient étudier, l'avocat partait plaider et madame sortait papoter chez une amie ou assister à un vernissage quelconque. Une fois de plus la bonne débarrassait la table, faisait la vaisselle et dans le courant de la journée s'occupait de la lessive ou du repassage. Parfois elle grappillait une petite heure de repos qu'elle passait dans sa chambre, à faire un brin de couture ou bien à se délasser étendue sur son lit.

Les journées d'Annette s'écoulaient ainsi, pleines d'un travail qu'elle espérait bien fait. Peu à peu elle perdit sa timidité, quand on est domestique on finit par connaître tous les petits défauts de ses maîtres et ceux-ci l'intimidaient moins maintenant. La réciproque était valable elle aussi. Maître Clément, qui semblait si distant les premiers temps, se risquait à quelques plaisanteries avec elle maintenant. La jeune fille s'en sentait plus libre, l'esprit tranquille, elle allait et venait dans la maison, toujours gaie. La silhouette trahie l'humeur des gens. Sous son tablier elle n'hésitait plus à mettre des corsages fantaisie ou de petites robes imprimées pour aller faire les courses. Elle était bien dans sa peau ce qui la rendait bien mignonne. Christiane lui fit compliment de sa belle allure.

  • - Ma parole c'est votre amoureux qui vous rend si jolie Annette?
  • - Je n'ai pas d'amoureux madame.
  • - C'est le printemps alors? C'est bien mon enfant.

Cette réflexion de madame Clément la troubla. C'est vrai qu'elle se sentait coquette depuis quelque temps. Dans les rues elle flânait et regardait les boutiques avec envie. Elle avait réellement changé depuis son arrivée à Paris, il y a six mois. Annette devenait parisienne contre son grès, mais avec plaisir elle s'en rendait compte.

Un jour qu'elle revenait de chez l'épicier, son panier chargé à la main, Pierre le fils Clément, la rattrapa devant la porte de l'immeuble.

  • - Laissez moi vous aider Annette.
  • - Oh! Merci monsieur Pierre, mais je suis presque arrivée...
  • - Non, non, donnez-moi ce panier, d'ailleurs l'ascenseur est encore en panne, alors...

C'était la première fois que le jeune homme lui adressait la parole aussi directement. D'habitude, en dehors des questions domestiques, il l'ignorait complètement.

  • - Vous êtes bien chez nous Annette? Vous ne regrettez pas votre Bretagne et ses cornemuses?
  • - Ses binious, vous voulez dire.
  • - Oui, c'est cela, mais ça se ressemble un peu, non? Vous n'êtes pas vexée j'espère?
  • - Oh! Non! Mais vous savez il n'y a pas que cela en Bretagne.
  • - Ah! Nous voici arrivés, il faudra que vous me parliez de votre pays plus longuement, une autre fois, d'accord?
  • - Avec plaisir monsieur Pierre.

Il déposa le panier sur la table de la cuisine et sortit de la pièce en lançant un clin d'œil à Annette.

A dater de ce jour, les rapports entre les deux jeunes gens devinrent plus amicaux. Pierre venait souvent à la cuisine chercher un verre de lait ou un sandwich, les prétextes ne lui manquaient pas. Ils en profitaient pour bavarder quelques minutes. Le garçon était agréable et intelligent mais d'une culture toute livresque. S'il était plus cultivé que la petite bonne par contre il connaissait moins bien la vie que la jeune fille et certaines de ces réflexions ou remarques ne manquaient pas de faire sourire Annette. Celui-ci s'étonnait alors de ses accès de gaîté et pensait qu'elle se moquait de lui. Annette l'en détrompait bien vite et ils se mettaient à rire comme deux gosses. Un jour qu'ils pouffaient de rire dans la cuisine, madame Clément fit irruption.

  • - On ne s'embête pas ici! Vous n'avez rien à faire Annette? Et toi Pierre, tu oublies que tu passes ta licence à la fin de l'année, tu n'as pas de travail ou de révisions à faire?
  • - Si, si maman, j'y retourne...
  • - Alors Annette, c'est mon fils qui vous ennuie? Nous essayons d'être large avec vous mais n'en profitez pas pour exagérer. Vous n'êtes que la bonne ici, ne l'oubliez pas!
  • - Oui madame, veuillez m'excuser.

Durant plusieurs jours les jeunes gens ne s'adressèrent pas la parole. Madame Clément venait plus souvent à la cuisine, soit pour donner un ordre, soit pour y chercher quelque chose. La jeune fille se sentit triste, elle avait pris goût à ces discussions avec Pierre, leurs rires lui manquaient. Un matin, comme elle sortait faire le marché, Pierre l'attendait au bout de la rue.

  • - Annette ...
  • - Bonjour monsieur Pierre!
  • - Allons, ne soit pas si cérémonieuse, je peux te tutoyer?
  • - Laissez-moi, si votre mère était là, vous seriez moins fier.
  • - Essaie de la comprendre, elle s'est énervée, c'est tout. Et puis nous ne faisions rien de mal de toute façon. Pourquoi se bouder ? Nous rirons moins fort la prochaine fois, d'accord?
  • - Je ne sais pas... Maintenant je dois faire mes courses.
  • - Laisse moi t'accompagner, je porterai ton panier.
  • - ... si vous voulez ...
  • - De plus je voudrai te parler. Allez viens! Et souris ... comme avant.
  • - ... vous pouvez me tutoyer si vous le voulez ...

Le couple s'engagea dans le marché, entre les voitures à bras des marchandes de quatre saisons, les étals des bouchers et des crémiers, au milieu de la foule grouillante des ménagères et des badauds. Le soleil dissipait les dernières brumes du matin, la journée promettait d'être belle, les gens étaient nombreux pour faire leurs courses ou profiter de cette première annonce du printemps. Pierre comme convenu portait le panier et s'amusait beaucoup à regarder Annette choisir les légumes, discuter le prix des fruits avec les commerçants.

  • - Ca va? Ce n'est pas trop lourd?
  • - Non, non, mais j'ai l'impression que tu viens d'acheter assez pour tenir un mois.
  • - Vous croyez ça...
  • - Tu crois ça!
  • - Comment?
  • - Tutoie moi voyons, tu ne vas pas me vouvoyer sans arrêt. Nous sommes du même âge, c'est plus pratique.
  • - Si tu veux, toujours est-il que je n'ai pas terminé mes courses. Il me faut du fromage maintenant. Ton père aime bien le chèvre.
  • - Oui mais tu vas prendre aussi un bon camembert.

La matinée se passa ainsi, à humer un fromage, renifler des poissons, goûter des fruits chapardés aux étals. Annette était bien. Bientôt le panier fût rempli et Pierre proposa de rentrer. En chemin ils discutèrent de choses et d'autres comme un jeune couple. Pierre acheta un journal à un gamin qui passait en hurlant les titres des manchettes. Nous étions en avril 1955 et l'actualité du jour c'était un des décrets qui instituaient l'état d'urgence en Algérie. Ils firent quelques commentaires sur cette guerre commencée depuis plusieurs mois. Pourtant ce n'était pas ce qui les préoccupait le plus en cette journée, leurs pensées étaient plus roses...

Arrivés devant leur immeuble, instinctivement leur attitude se raidit. Ils se sentaient un peu coupables et ne tenaient pas à se faire pincer par madame Clément. Discrètement ils passèrent devant la loge de la concierge et se dirigèrent vers l'ascenseur. La cabine en bois et vitrée ne laissait que peu de place quand Pierre referma la porte et la grille. Le panier débordant les repoussait l'un contre l'autre. Pierre leva le bras pour appuyer sur le bouton de leur étage mais serrés comme ils l'étaient, la tête d'Annette se retrouva au creux de son épaule. Pierre n'eut qu'à se pencher pour trouver les lèvres de la jeune fille. Leur baiser fût tendre mais court, le septième ciel s'arrêtait au troisième étage !

            Pendant plusieurs semaines ce ne furent que baisers volés entre deux portes, mots doux chuchotés furtivement, regards affectueux, bref ! l'air benêt de tous les amoureux. Madame Clément qui partait en vacances tout l'été à Deauville était très occupée par ses préparatifs et semblait avoir oublié l'incident de la cuisine. Les amoureux s'enhardirent. Le dimanche après-midi Annette avait congé, ils en profitèrent pour se retrouver et déambuler dans Paris tout en s'échangeant promesses et serments d'amour. Parfois d'une fenêtre ouverte, un poste de TSF laissait échapper une voix bourrue qui chantait un air à la mode où des amoureux « se tiennent par la main, parlent du lendemain, en s'disant des je t' aime pathétiques ». Ils continuaient alors leur promenade sans parler, Pierre, son bras sur l'épaule d'Annette.

Ils firent des projets de mariage, mais elle était d'avis qu'il finisse d'abord ses études. Le garçon se rangea à son conseil. Ses parents n'allaient déjà pas accepter cette idée de mariage avec le sourire, alors...

            Nous étions en été. Madame Clément était partie à Deauville avec Sophie jusqu'en septembre et Pierre avait prétexté ses études pour rester dans la capitale. D'ailleurs il ne serait pas seul puisque son père lui aussi devait rester en ville pour traiter plusieurs dossiers importants. Annette qui devait accompagner madame en Normandie fût invitée à demeurer rue des Petits-Champs elle aussi, pour s'occuper des deux hommes.

Monsieur Clément n'était pas très exigeant, le service de la bonne s'en trouva restreint. Pour les jeunes gens se furent des mois d'été inoubliables. Ils s'offrirent des souvenirs pour une vie entière.

A la rentrée de septembre, Pierre prit de bonnes résolutions, décidé à épouser Annette l'été prochain il devait absolument réussir son examen de juin. La jeune fille comprenait la situation, aussi se faisait elle discrète afin de ne pas le troubler dans son travail. Ils ne s'accordaient que le dimanche après-midi.

A la fac' il n'était question que de la guerre d'Algérie. Certains disaient que le gouvernement aller envoyer le contingent en Afrique du Nord, d'autres réfutaient cette hypothèse, assurant que l'armée suffirait à mater ces bougnoules. Parfois la discussion dégénérait et l'on en venait aux mains. Pierre ne participait pas à ces débats, trop préoccupé par ses études, néanmoins il en percevait les échos et toutes ces histoires n'étaient pas pour le rassurer sachant qu'il devrait faire son service militaire au début de l'été. Il préféra ne pas évoquer ses craintes devant Annette.

  • - Pierre, qu'est-ce que tu as? Tu es sombre depuis quelque temps, tu sembles préoccupé.
  • - Ce n'est rien ma chérie, c'est bientôt l'examen, c'est tout.
  • - Tu es sûr que c'est tout.
  • - Mais oui Nénette! Allez, embrasse-moi.

Leur étreinte fût ardente, ils voulaient s'entraver l'un à l'autre, comme pour mieux se garder.

            En mai, Annette dut se rendre à l'évidence, elle était enceinte. Sa première idée fut d'aller en informer son amant, mais la proximité de l'examen tant attendu et redouté la retint. Elle pouvait attendre quelques semaines après tout. Elle lui en parlerait le jour des résultats. Elle était certaine de son succès, ce serait une journée exceptionnelle, elle avait hâte d'être au mois prochain. Le mois de juin arriva très vite, Pierre travaillait d'arrache-pied. Le jour de l'examen fût un soulagement. La tension des semaines précédentes était à son comble, chaque question qui lui fût posée, chaque problème soumis, lui permettait de déverser le trop plein de connaissances qui encombraient son esprit. C'était comme une envie de pisser qu'on a contenue trop longtemps. Il crachait tout, enfin soulagé.

Pierre eut son diplôme haut la main. Avec Annette Ils s'étaient donné rendez-vous dans un petit café, non loin du centre d'examens. Elle était arrivée la première et l'attendait à une petite table, au fond de la salle, devant un diabolo citron. Quand Pierre arriva, elle lui fit un petit signe de la main. Celui-ci commanda un café au garçon et vint s'asseoir à ses côtés.

  • - Reçu!
  • - Oh! Chéri! Je suis si contente, c'est le plus beau jour de notre vie et tu sais pourquoi?
  • - Attends mon amour, je dois t'annoncer autre chose...
  • - Moi d'abord. Tu m'as déjà annoncé une bonne nouvelle...
  • - Justement, il y en a aussi une mauvaise.
  • - Ah?
  • - Je pars à l'armée, j'ai reçu ma feuille de route il y a quinze jours. Je ne voulais pas t'inquiéter. De toute façon, je devais partir dans l'année on le savait, hein?
  • - Oui, bien sûr, mais enfin...
  • - Ca repousse notre mariage d'un an évidemment.
  • - Evidemment. Et tu pars quand?
  • - La semaine prochaine. Même mes parents ne sont pas au courant. Si je leur avais dit, tu nous aurais entendus en parler. Je suis désolé ma chérie. Et toi, que voulais-tu me dire?
  • - Oh! Rien! Je ne sais plus, rien d'important sans doute.

Comment lui annoncer maintenant qu'il partait à la guerre, qu'il allait être père ? Elle lui écrirait, ce serait plus facile peut-être.

            Le jour de son départ, la maison fût en ébullition toute la matinée. Pierre et Annette ne purent trouver cinq minutes pour se parler, se dire au revoir. Après déjeuner, Pierre prit sa valise et embrassa sa sœur. Ses parents l'accompagnaient jusqu'au fort de Vincennes où étaient rassemblées les recrues. En sortant dans la rue, Pierre se retourna furtivement vers la fenêtre de la cuisine. Un petit visage en larmes le guettait à travers les rideaux à carreaux.

            Un mois plus tard, Annette rédigeait une longue lettre à Pierre où elle lui avouait son état, quand un télégraphiste apporta le message « Soldat Pierre Clément décédé. Embuscade dans le djebel. Sincères condoléances. Ministère des Armées »

            Aujourd'hui, Annette vit à Plorec-sur-Arguenon son village natal. Elle habite la petite maison de ses parents qui sont morts eux aussi. Son fils qui s'appelle Pierre a vingt-six ans et est avocat au Tribunal de Commerce de Rennes. Annette ne s'est jamais mariée.

 

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