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11/09/2008

Une journée mémorable

Tout s’était bien passé, le beurre avait été étalé avec succès sur la biscotte sans qu’elle ne lui éclate dans les doigts, puis la cuillère de miel avait nappé la tartine sans que le liquide sucré et épais ne lui coule sur la main ou ne s’égoutte sur la table. Satisfait de son ouvrage il contempla son festin un court instant avant de plonger l’objet de son désir dans son bol de café noir. La trempette fut courte mais suffisante hélas ! pour qu’alourdie par le poids du liquide, la moitié de la biscotte retombe dans le liquide alors que d’un geste rapide il se préparait à l’enfourner dans son gosier avide. Le choc brutal annula tous les aspects positifs de cette entame de petit-déjeuner. Le café violemment expulsé avait maculé sa manche de pyjama et le dessus de ses cuisses alors que sa main se cramponnant au morceau rescapé eut un effet inverse à celui recherché, la pression s’accentuant sur la tartine l’explosa en morceaux collants et gluants qui se répandirent sur la table, certains comme animés d’un esprit diabolique poussant le vice à rebondir sur ses genoux avant de s’écraser sur la moquette. Un voile de contrariété traversa son regard ; dieu merci ! il était sous Euphytose depuis plusieurs semaines et il contint son exaspération mais il n’avait plus faim et son petit-déjeuner tourna court. Il se leva de sa chaise, écrasant et collant sous ses chaussons les éclats de biscotte répandus précédemment et se dirigea vers la cuisine avec le plateau maculé des restes de son repas matinal avorté. Le court trajet fit souffrir la moquette et l’arrivée dans la cuisine se fit dans les craquements de la biscotte collée sous ses semelles entrant en conflit avec le carrelage. La vaisselle fut torchée, le beurre et le miel rangés dans leurs placards avec brusquerie et les sols récurés avec une éponge qui y rendit l’âme. Il prendrait un café plus tard, dans un établissement dédié à la chose quand il sortirait.

            Légèrement agacé il entra dans la salle de bain.  La mousse parfumée et délicatement étalée sur ses joues lui rendit sa sérénité un court instant, jusqu’à ce que le rasoir ne lui arrache sournoisement un minuscule bouton dissimulé sous l’onctuosité blanche qui devint rapidement rouge. Abandonnant rageusement l’outil à lame au fond de l’évier il s’empara d’une serviette pour éponger l’hémorragie qui en prenait à son aise. Aussitôt le linge se transforma en une chose infâme et humide mêlant le sang et la mousse en une boue gluante qu’il jeta prestement dans le panier à linge sale en osier. Il s’engouffra dans la cabine de douche et s’abandonna au jet brûlant qui le purifia des souillures du couteau malintentionné. L’odeur du savon parfumé à l’huile de coco, la vapeur qui s’accumulait dans l’espace étroit, la chaleur apaisante et le ruissellement de l’eau reconstituaient inconsciemment un environnement prénatal qui l’apaisait. Malheureusement le temps passait et il dût interrompre cet instant de bonheur parfait et régénérant. Il décrocha le pommeau pour se rincer méthodiquement mais l’objet métallique dans sa main savonneuse lui échappa et s’abattit sur son arcade sourcilière qui ne put résister au choc. Une nouvelle fois le sang jaillit, en gros bouillons cette fois, inondant la cabine de flots moussus et rougeâtres qui disparaissaient dans la bonde sous ses pieds. Un remake d’un film d’Hitchcock pensa-t-il un court instant alors qu’il hurlait in petto sous le coup de la douleur soudaine. Le drap de bain lui aussi finit dans le panier en osier. Un sparadrap sous la gorge, un autre au coin de l’œil, une barbe mal rasée, son reflet dans la glace témoignait des combats qu’il avait livrés depuis son réveil. Ses collègues de bureau pourraient jaser toute la journée il n’en avait que faire.

            Séché mais amoché il entreprit de se vêtir,  pantalon,  chemise puis la cravate. Le nœud lui résista longtemps mais il s’y attendait. Néanmoins cette résistance farouche causa l’arrachement du bouton de col et il commença à s’énerver un peu. Le temps passant inexorablement il n’avait plus le loisir de changer de chemise et donc de cravate assortie qui l’aurait obligé à repasser par la séance du nœud. Il enfila sa veste, prit ses papiers et ses clés sur le guéridon de l’entrée ainsi que son attaché-case avant de quitter son appartement.

            Il appela l’ascenseur mais au bout de cinq minutes quand il constata que le voyant lumineux indiquait que la cabine stagnait au rez-de-chaussée, il se lança dans l’escalier dont il dévala les marches. Erreur funeste car dans sa hâte il avait mal fixé un  lacet et le gag éculé frappa encore ; c’est sur le ventre qu’il descendit les dernières marches. Le costume en avait souffert plus que lui, veste froissée et genou taché. Son calme fondait à mesure que les évènements fâcheux s’empilaient. Le portier le salua quand il émergea de l’immeuble non sans lui adresser un regard où l’étonnement se mêlait à la contrariété. Il ne l’avait jamais vu dans une telle tenue ; son allure négligée et son look général contrastaient avec l’image du cadre dynamique tiré à quatre épingles qui était la sienne habituellement. D’ailleurs tous les habitants de cet immeuble affichaient des manières et des moyens en harmonie avec le standing de cette résidence et le portier dans son uniforme impeccable était la vitrine de cette respectabilité et il entendait bien la faire respecter. Si cet incident de parcours devait se répéter il devrait aborder le sujet avec ce locataire.

            Sur son injonction un taxi jaune se gara immédiatement devant le trottoir et s’engouffrant dans le véhicule il donna l’adresse au chauffeur, un Jamaïcain en dreadlocks qui écoutait en sourdine, dieu merci, une cassette de Bob Marley. Le véhicule s’engouffra dans le flot de circulation qui de Central Park ouest jusqu’au sud de Manhattan promettait d’être dense. Calé au fond de la banquette, il consulta son agenda électronique, un « cadeau » de la direction de son entreprise à tous les cadres supérieurs. La boite ne lésinait pas sur les cadeaux quand sa rentabilité en dépendait se dit-il. L’alarme électronique lui indiqua que la réunion de direction allait débuter dans cinq minutes et qu’il y serait en retard. Arriver en retard à cette réunion extrêmement importante aujourd’hui puisque l’organigramme général allait certainement se trouver bouleversé, dans cet accoutrement pas très reluisant, l’excéda au plus haut point. Se penchant vers le conducteur il lui promit un pourboire alléchant contre une prouesse de conduite en milieu urbain. L’œil du black s’alluma et le moteur ronfla ce qui obligea un livreur en vélo à faire un écart acrobatique tout en jurant contre ces cabs qui prenaient la ville pour leur jardin. Le chauffeur monta le son du lecteur de cassettes et les basses du reggae couvrirent tous les bruits venant de l’extérieur, « Rastaman vibrations oh ! yeah ! …. » hurlait Bob dans l’habitacle du taxi qui filait sur Broadway.

            Le cadran de sa montre indiquait la date du onze septembre 2001 et il était 8h45, la réunion venait de débuter ponctuellement comme toujours, il en était certain.

C’est alors que levant les yeux vers le sud il aperçut comme tous les new-yorkais une immense fumée noire en provenance des tours du World Trade Center où se tenait cette foutue réunion dont il avait raté le début.          

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